Tout était blanc et flou.
Quand le garçon aux yeux d'ébène se réveilla, il
lui fallut quelques secondes pour percer le voile de confusion et comprendre
ce qu'il voyait. Pourtant, ce n'était rien de spécialement dur
à appréhender… Un plafond blanc, un drap blanc sur lui et une
perfusion qui serpentait de son bras jusqu'à une poche de plastique remplie
d'un liquide transparent. Des barreaux noirs aux fenêtres. Et deux personnes
en uniforme kaki dans un coin, qui jouaient tranquillement aux cartes, avec
leurs fusils posés à côté d'eux, prêts à
l'emploi.
Le garçon aux cheveux noirs tenta de lever une main pour chasser une
mèche de son visage, mais s'aperçut vite que ce n'était
pas possible, pour la simple et bonne raison que ses poignets étaient
solidement attachés aux barreaux transversaux qui longeaient les côtés
du lit.
-Mais… souffla-t-il, perplexe, troublé et contrarié.
Ce murmure avait suffi pour que les gardes se saisissent de leur arme et le
braquent, en quelques secondes à peine.
-Un mouvement et tu es mort, gamin, lui ordonna l'un d'entre eux tandis que
l'autre se saisissait d'une main de son talkie-walkie.
-Capitaine? Oui, il a enfin repris connaissance. Bien, mon Capitaine.
Faisant disparaître les cartes au fond de sa poche, il s'adressa à
son camarade, sans quitter le pauvre garçon des yeux.
-Le général Kushrenada ne devrait pas tarder. On se méfie
quand même, il a pas l'air mais il est dangereux…
-Je sais, soupira l'autre en roulant des yeux. Tu crois que moi aussi on ne
m'a pas fait le chapitre sur les soi-disant capacités de ces damnés
pilotes? Bah, cracha-t-il, il en a vachement l'air, tiens, regarde-le… J'te
jure, j'ai un neveu pas plus vieux que lui…
Peinant à relever suffisamment la tête, le pilote chinois les dévisageait
tour à tour, ne comprenant rien à leur conversation. Que se passait-il?
Il se rappela juste à temps de ne pas bouger sa jambe. La douleur atroce
qui l'avait envahi la dernière fois qu'il avait essayé se faisait
encore ressentir par quelques brefs élancements, de temps en temps, chatouillant
le bout de ses nerfs d'une douleur fantôme. Il attendit pendant ce qui
lui semblait des heures, ses yeux allant de l'un à l'autre de ses gardiens,
essayant désespérément de comprendre.
Sa jambe n'était pas la seule chose qui l'élançait. Son
front aussi donnait l'impression d'être à vif, sa tempe était
meurtrie au point où même la pression de ses cheveux lui faisaient
mal, son épaule semblait être joliment ecchymosée, et il
avait des courbatures un peu partout.
-S'il… S'il vous plaît… demanda le garçon aux cheveux noirs en
essayant de raffermir sa voix. Où…
Mais avant qu'il ait pu leur demander quoi que ce soit, la porte s'ouvrait.
Treize Kushrenada fit son entrée. Il jeta un regard perçant à
Wufei et s'approcha de quelques pas du lit, s'immobilisant à un demi-mètre
à peine, à hauteur de sa taille.
-Enfin réveillé? Voilà trois jours que j'attendais ton
bon plaisir…
-Je vous connais… lâcha Wufei en le reconnaissant. Je vous connais… Vous
étiez là quand…
Son visage se crispa un peu au souvenir de la douleur, puis il se reporta sur
l'autre. Treize le regardait, distant et pensif, hautain presque. Il se sentit
tout petit soudain, et pas précisément en position de force. Jeune
et confus, et effrayé… même s'il refusait de se l'admettre.
-Vous pourriez me détacher, s'il vous plaît? demanda le pilote
asiatique d'une voix presque humble.
-Tu ne te souviens pas de moi.
C'était plus une simple observation qu'une vraie question.
-Si… Un peu… Vous étiez là quand je… Ma jambe… essaya d'expliquer
Wufei. Je ne sais plus trop, c'est flou… Mais je me souviens quand même
un peu de ça…
-Mais pas d'avant, constata plus que demanda Treize, un imperceptible soupir
lui échappant.
-On se connaissait avant? demanda Wufei, réellement surpris.
Puis son visage passa de l'expression de la surprise polie à celui de
la panique totale quand il se rendit compte qu'en fait, avant la douleur, il
ne se rappelait rien du tout.
* * * * * *
Quatre fit le tour du petit appartement presque sordide d'un regard et déposa
son sac dans un coin. Deux chambres à quatre lits, plus le canapé.
Canapé qui pour une fois resterait vide; Wufei n'était pas là
pour le réclamer au nom de son besoin de solitude.
Il ferma brièvement les yeux, à la recherche de la petite étincelle
en lui qui représentait le pilote. Mais la place qu'elle avait occupée
était vide. Pas même la cicatrice que lui aurait laissée
un décès. Il voulait y voir une consolation… Wufei n'était
pas mort. Il l'aurait su, il en était certain.
Il se maudit pour ne pas avoir pris le temps ni la peine d'entraîner ce
don spécial qu'il possédait. Ca aurait pu leur être tellement
utile… Mais son empathie n'était rien de plus qu'une chose fluctuante
et sur laquelle il n'avait ni contrôle ni réelle compréhension.
-Allah…
Quatre se laissa tomber comme une masse sur le canapé et ferma les yeux,
doigts entrelacés en une attitude de prière. Il avait envie de
pleurer, mais se refusait à le faire. Il pleurerait pour son camarade
quand il aurait son cadavre en face de ses yeux, et pas avant. Ils allaient
s'en sortir. Ils s'en sortaient toujours… Il fallait qu'ils s'en sortent.
Un petit bruit lui fit ouvrir les yeux. Trowa le regardait depuis la porte.
Dès qu'il le vit bouger et enregistrer sa présence, il se remit
en mouvement et entra dans la pièce.
-Les environs sont vérifiés?
Le garçon hocha la tête, un œil vert brillant doucement.
Ce qui voulait dire: Sécurité OK, pas de micro ni d'autre système
nulle part dans la maison. Si ça avait été le contraire,
il l'aurait indiqué. Quatre était devenu expert en Trowa-interprétation.
-Où sont les autres?
-Heero vérifie le garage. Duo, Deathscythe.
-Oh… soupira le petit blond en se laissant aller contre le dossier, yeux de
nouveau fermés.
Il rouvrit tout grand les yeux quand la grande main de Trowa se posa doucement
sur son épaule, hésitante.
-Tu as dit toi-même qu'il est encore en vie… Et s'il ne souffre pas, c'est
qu'il est plus ou moins en sécurité…
-C'est vrai, mais… Trowa, je ne le sens pas…
Barton lui serra brièvement l'épaule avant de retirer sa main.
Malgré tout ce qu'il pouvait désirer, il n'était pas capable
de vraiment comprendre ce que ressentait Quatre, comment c'était pour
lui de vivre avec cette capacité.
-Heero a dit qu'il lancerait des recherches plus approfondies tout à
l'heure, lâcha-t-il, optant pour une autre approche.
-Vraiment? demanda le pilote de Sandrock, surpris.
Il y avait encore peu, si on avait demandé à Heero ce qu'il devait
faire d'un camarade prisonnier, il aurait répondu d'une citation sortie
tout droit du manuel du parfait petit terroriste: l'éliminer pour être
sûr qu'il se taise. Car le délivrer serait courir trop de risques
pour rien si on n'avait pas besoin précisément de lui et de ses
capacités, et le laisser aux mains de l'ennemi laissait trop d'occasion
à leurs adversaires de glaner des renseignements sur eux… Même
si le captif supportait les interrogatoires, ou du moins mourait avant de craquer.
Le plus petit indice pouvait leur être fatal.
Heero avait tellement changé en si peu de temps… Quatre ne l'avait jamais
réellement compris, mais au moins il avait l'habitude… A présent,
il ne savait plus à quoi s'attendre. C'était confus…
Mais il devait s'admettre qu'il appréciait beaucoup plus le nouveau Heero
que l'ancien.
-Peut-être qu'il est dans le coma… suggéra Trowa en s'asseyant
à côté de Quatre sur le canapé. Ce qui explique que
tu ne ressentes rien…
Quatre se tordit les mains, et son camarade lui prit les poignets et les maintint
immobiles pour l'empêcher de se faire mal.
-Mais je devrais au moins percevoir sa présence… à moins… Oh,
non….
-A moins que quoi? demanda Trowa, inquiété par la taille qu'atteignaient
à présent les yeux bleus de son ami et le blanc qui les encerclait
de toutes parts.
-Qu'il soit en coma dépassé…
* * * * * * * * *
Treize Kushrenada ouvrit la porte de la chambre d'hôpital et regarda longuement
la forme immobile sur le lit. Au bout d'une longue contemplation, il referma
silencieusement la porte et s'approcha du lit où une tête aux longs
cheveux noirs éparpillés émergeait de sous le drap blanc.
Ses traits étaient calmes, pacifiques, sans expression particulière;
son souffle régulier faisait danser les mèches plus courtes qui
retombaient sur ses yeux. La plaie de son front s'était refermée
assez rapidement, mais une cicatrice de peau plus sombre allait apparemment
rester quand même; et depuis six jours, son teint avait perdu un peu de
cette pâleur mortelle due au manque de sang.
Il n'avait pas fait deux pas que le garçon se réveillait en sursaut
et se dressait d'un bond dans la seule position de combat que sa jambe lui autorisait,
prêt à se défendre. Le général s'immobilisa,
attendant que Wufei le reconnaisse.
Wufei baissa lentement les bras en se rendant compte que son visiteur n'était
autre que l'homme de son tout premier souvenir, celui que les autres appelaient
'général', et qui venait le visiter tous les jours depuis son
réveil pour l'occuper et parler de tout et de rien avec lui. Il se redressa
entièrement et lui sourit nerveusement en manière d'excuse pour
sa violente réaction.
-Désolé… ajouta-t-il en haussant les épaules. Vous m'avez
surpris…
Treize le regarda pensivement avant de répondre. Le garçon qu'il
avait en face de lui ne cessait de le surprendre… Il avait l'air timide et calme,
pas du tout comme le pilote qu'il avait affronté, le fier et courageux
dragon solitaire… C'était à se demander s'ils étaient réellement
la même personne.
-Ce n'est pas grave, j'aurais dû frapper… J'aurais dû savoir qu'il
était illusoire de vouloir éviter de te réveiller.
De sous ses mèches échevelées, Wufei lui dédia un
regard confus, ne comprenant pas les implications de la phrase.
-Ce n'est rien, sourit Kushrenada.
'Il ressemble à un chaton… L'autre, celui d'avant, était plutôt
un tigre, farouche et intouchable. Il a mûri trop vite…'
-Tu vas mieux ?
-Oui, je vous remercie…
-Alors tu peux venir avec moi. Le docteur a dit que tu avais le droit de sortir
un peu si ta fièvre avait baissé…
-C'est vrai? demanda le chinois, un petit sourire timide fleurissant lentement
sur son visage. Je vais bien en ce moment…
Ils avaient remarqué que la fièvre que présentait le chinois
avait tendance à apparaître surtout pendant la nuit, ou s'il se
surmenait trop, émotionnellement parlant, par exemple en cherchant trop
fort à se souvenir; mais ils n'avaient pas réussi à en
trouver la cause; même avec toutes ses blessures, le pilote ne présentait
aucun autre signe d'une quelconque infection ou maladie.
Enfin, si le garçon disait qu'il allait bien… Treize se contenta de lui
dédier un chaud sourire et de lui faire signe d'aller s'habiller.
Alors qu'il attendait devant la porte que le jeune garçon ait fini, il
s'autorisa un petit rire de surprise. Oui… le jeune garçon. C'était
devenu impossible de penser à lui comme à un pilote, encore moins
un terroriste. Il était… complètement différent. Calme,
il supposait qu'il l'avait été avant, mais timide, il ne s'y serait
jamais attendu. Doux, encore moins. C'était censé être un
terroriste après tout… Il montrait toujours des signes aigus d'intelligence
et de grande culture et sa fierté n'avait pas sensiblement diminué,
mais… Le garçon avec qui le général avait passé
les derniers jours était un lettré, pas un guerrier. Il aurait
sans doute ri d'un air incrédule si on lui avait dit qu'il avait l'habitude
de combattre sur une base plus que régulière.
-Je suis prêt, Treize-dono…
-Bien. Nous allons dans les jardins, cela te dit?
-Oui… Je vous remercie de vous donner une telle peine pour moi, Treize-dono,
ajouta-t-il avec une courbette.
-Tout le plaisir est pour moi, jeune homme, je t'assure. Si tu savais à
quel point sont ennuyeuses toutes ces réunions et ces complications politiques…
Que lisais-tu? demanda-t-il en faisant allusion au livre sur la table de chevet.
Wufei lui répondit tout en se saisissant de ses béquilles et lui
et Treize s'éloignèrent en direction des jardins, le général
discutant aimablement de philosophie avec le jeune homme qui avait été
son pire adversaire.
* * * * * * * * *
Il n'arrivait à rien, bon sang ! Personne ne semblait rien savoir sur
la disparition ou la capture d'un pilote de Gundam. A croire que Wufei s'était
volatilisé dans les airs. Quittant son ordinateur portable avec un soupir
rageur et frustré, Heero passa encore une fois derrière la fenêtre
qui faisait face à la route, et crispa le poing sur les rideaux en suivant
du regard une voiture qui fonçait.
Il n'aimait pas cet endroit, trop de gens y passaient. En plus, il s'était
habitué aux bois derrière leur ancien abri. Mais ils ne pouvaient
pas aller ailleurs… Ou alors il leur aurait fallu se séparer, et ça,
il n'en était pas question. Il avait déjà perdu un membre
de sa meute, il ferait beau voir qu'on le force à quitter une seconde
des yeux les trois autres qui lui restaient!!
Il ne cessait de se fustiger pour la capture de Wufei. Il savait que c'était
de sa faute, d'une certaine manière. S'il était allé à
la place de l'un d'entre eux, il aurait pu essayer d'empêcher ça…
Mais ils ne pouvaient rien faire, même pas retourner là-bas pour
chercher des indices. Et le Loup n'arrangeait pas ce sentiment. Il hurlait sans
cesse en lui, furieux et frustré. Si Heero l'avait laissé faire,
il serait parti dans une tuerie monstrueuse contre les bases dont il avait connaissance,
mais il savait que ce n'était pas du tout la meilleure manière
d'aider Wufei… Si il apprenait qu'il était mort… S'il avait la preuve
que son camarade était décédé, il… Oui, il laisserait
aller le fauve. Une vengeance; une manière appropriée de lui rendre
un dernier hommage. Mais pour l'instant, il espérait encore et ne pouvait
se le permettre.
Et la disparition du cinquième pilote n'était pas la seule chose
qui le dérangeait, ça non… Il était encore plus stressé
par les réactions de ses camarades. Il avait essayé de se retirer
derrière le masque du soldat, mais ça ne marchait plus… Il n'arrivait
plus à ne pas se soucier d'eux, aussi. Tout juste à faire comme
si… et plus tellement bien. Il avait l'impression que le Loup rongeait le Soldat,
lentement.
Quatre souffrait visiblement; il donnait l'impression d'avoir été
amputé, et de n'avoir pas encore absorbé le choc de la perte.
Il se taisait des fois en pleine phrase, et ses yeux se faisaient lointains
et humides. Trowa s'était enfermé plus profondément encore
dans son silence, autant inquiet pour son camarade disparu que pour le petit
blond. Et Duo… Duo s'abîmait dans les réparations de son Gundam,
travaillant du soir au matin avec une rage à peine contenue, presque
aussi sauvage que celle de son Loup, essayant de s'épuiser dans son travail
pour que le sommeil ne le fuie pas la nuit venue. Un soir en passant dans le
couloir pour un petit tour à la salle de bains, Heero l'avait entendu
prier dans la chambre qu'ils étaient censés partager… Ce même
soir, il avait eu un cauchemar, et un encore pire que d'habitude. Yuy n'avait
pas su quoi faire, et au final n'avait rien fait du tout, rongé de remords.
Les rêves de Heero aussi étaient emplis de cadavres aux cheveux
noirs et aux yeux d'ébène vides de toute étincelle de vie.
Quand il s'autorisait à dormir.
Il ne réussissait à fermer l'œil que pendant de courtes périodes
de deux ou trois heures au maximum, et était toujours entièrement
réveillé au moindre craquement de vieux bois dans la maison. Il
essayait de se forcer à trouver le sommeil, mais son inquiétude
ne voulait pas le laisser faire. Le Loup était terrifié à
l'idée que s'il fermait les yeux trop longtemps et s'endormait trop profondément,
il ne se réveille pour trouver la maison vide de ses amis. A chaque fois
qu'il se réveillait d'un somme, piqué sur le canapé pendant
que son ordinateur conduisait des recherches, il ne pouvait se rendormir avant
d'avoir fait le tour de la maison et d'avoir vérifié consciencieusement
que ses amis allaient tous bien et que personne n'avait pénétré
le périmètre. C'en devenait épuisant.
Ca faisait presque une semaine déjà… Six jours qu'il ne dormait
pas plus de trois heures par jour, et il se força à se dire et
à se répéter jusqu'à ce qu'il l'admette que s'ils
retrouvaient Wufei… non, QUAND ils retrouveraient Wufei, il faudrait qu'il soit
en pleine forme pour l'aider. Donc il fallait qu'il dorme. Et qu'il dorme toute
la nuit. Mais il ne pouvait pas tant qu'il s'inquiétait pour ses camarades…
Il fit encore un tour de l'appartement, par habitude.
* * *
Heero haussa un sourcil en apercevant Trowa debout contre le cadre de sa porte.
L'européen lui dédia un lever de sourcil très expressif
en retour. 'Tu ne dors toujours pas?' Il était cinq heures du
matin.
Heero répondit par un haussement d'épaules tout aussi expressif.
'J'arrive pas'.
Trowa le regarda puis baissa les yeux sur le sol, avant de relever la tête.
-Je reste réveillé. Je veillerai sur Quatre. Va te coucher.
Yuy le mesura du regard, puis hocha la tête. Le Loup en lui accordait
sa confiance à Trowa pour accomplir cette tâche. S'il se chargeait
de ça pour lui, il pouvait dormir. Il se dirigea vers la porte de la
chambre qu'il était censé partager avec Duo et où il n'avait
pas encore mis les pieds, à toujours travailler dans le salon et à
faire la sieste sur le canapé. Il ne pouvait pas attendre pour se reposer
enfin…
… Mais est-ce que Duo n'allait pas être en danger même à
quelques mètres seulement de lui?
…C'était trop loin. Si l'américain se faufilait hors de la pièce
en cachette pour aller… il ne savait pas, à la cuisine, ou travailler
sur son Gundam, ou quelque chose comme ça, et qu'il lui arrivait quelque
chose une fois dehors, hors de portée de ses sens? Comment empêcher
Duo d'échapper à sa surveillance?
Le Loup avait une solution toute simple; à laquelle le Garçon
fatigué n'était pas adverse.
* * *
Duo dormait quand la porte de la chambre s'ouvrit en silence. Son instinct mis
à vif le prévint aussitôt du changement dans les mouvements
d'air, même si pas un bruit n'avait brisé le silence. En quelques
centièmes de seconde, il était passé du sommeil le plus
profond et le plus lourd, étalé sur son lit comme une méduse
échouée, à une position de combat, le gun pointé
sur la silhouette noire et immobile dans l'encadrement.
-C'est moi, lâcha la silhouette en refermant la porte derrière
elle.
-Heero? demanda avec incrédulité le pilote de DeathScythe, qui
était encore mal réveillé et marchait uniquement à
l'entraînement.
Duo abaissant lentement son flingue et se tourna vers la présence presque
indiscernable de son camarade. Il se laissa retomber assis sur le bord de son
matelas et se gratta le crâne du canon, perplexe.
-Mais qu'est-ce que tu f…
-Tais-toi, grogna Heero en avançant vers lui.
Duo se figea. Il devait être trop mal réveillé, mais il
n'appréhendait pas le moins du monde ce que pouvait lui vouloir le garou.
Quand Heero lui enleva lentement le revolver des mains pour le déposer
à côté du lit, il ne réagit pas. Pas davantage quand
il posa une main sur son épaule et appuya. Il ne comprenait pas son intention…
Ce ne fut que quand il se retrouva de nouveau allongé sur son lit qu'il
pensa à vocaliser son étonnement… Mais il ne put réussir
à faire sortir les mots de sa bouche.
Heero venait avec une simplicité qui le laissait pantois de s'allonger
à côté de lui. Il glissa son bras autour des épaules
du pilote à la tresse et l'attira contre lui. Posant la tête sur
son propre coude, il attira le visage de Duo dans le creux de son épaule.
-He-Hee--ro? chevrota le pilote à la natte.
-Dors.
La réponse sèche n'était toutefois pas aussi dure qu'elle
aurait dû l'être… Qu'elle l'était d'habitude… Il y pointait
une note… pas de condescendance… non, de… compréhension…? Duo n'osait
pas dire de tendresse.
Maxwell, contrairement à son habitude, préféra se taire.
Il ne savait pas ce qui pouvait bien passer par la tête de son ami, mais
quoi qu'il puisse lui prendre il ne voulait pas risquer de le voir changer d'avis…
Et puis si c'était un rêve, il voulait en profiter un maximum avant
de se réveiller.
Duo se rendormit avec les bras qui se refermaient timidement autour de Heero,
comme s'il craignait qu'il ne s'évapore à son réveil.
* * * * * *
-Duo, c'est l'heure. Debout.
-Hnn, 'core cinq minutes…
La chaude présence à son côté disparut soudain et
l'américain frissonna. Deux mains aux paumes rugueuses se posèrent
sur ses épaules pour le secouer doucement.
-Non, debout. Allez, lève-toi…
-Mmmm… Nan, Heero, t'en vas pas, j'ai froid…
La signification de ce qu'il venait de dire le réveilla soudainement.
Heero?! Heero, dans son lit?! Mais alors, ça n'avait pas été
un rêve? Il se redressa d'un bond, le cœur battant la chamade, incrédule.
Heero le considérait avec un sourcil levé, visiblement surpris
de sa réaction.
-Oh, euh… Ben… Euh… Salut, Heero…
-Baka… souffla le japonais en secouant la tête, apparemment affligé
de son comportement. Viens, c'est l'heure de déjeuner.
-Chef, oui chef!
Il chemina en silence quelque temps le long du couloir, puis sa langue réussit
encore à évader son contrôle, poussée par les cent
mille questions qui bouillonnaient sous son crâne.
-Heero… Pourquoi? Je veux dire, pas que ça m'embête, mais… Pourquoi
tu…?
Le garçon lui jeta un regard en coin, et se dissimula derrière
ses mèches.
-Sais pas…
-Menteur.
Heero soupira.
-Je ne voulais pas que tu restes tout seul… Je ne peux pas protéger ton
sommeil si je ne suis pas près de toi, et le coin n'est pas très
sécurisé… Le loup était inquiet, ajouta-t-il vaguement.
Le Loup était une très bonne excuse pour toute bizarrerie de son
comportement, avait-il découvert. Ca permettait d'expliquer ses réactions
sans avouer que ça venait de lui. Il avait encore du mal à admettre
qu'ils étaient réellement un seul et même être. C'était
bien plus aisé d'en parler comme d'une autre personnalité entièrement.
-Il s'inquiète pour moi? demanda Duo avec un sourire étonné,
choisissant d'être heureux de cette marque d'amitié plutôt
que blessé que l'intérêt n'ait pas été autre,
comme il aurait pu croire de bonne foi.
-Pour toi et pour les autres, rectifia Heero en fronçant les sourcils.
Il… Je… Les loups sont des animaux grégaires, Duo. Ils ne sont pas faits
pour la solitude. Réfléchis à ça.
-Oh… souffla l'américain, comprenant soudain toute l'étendue de
l'impact que les récents événements avaient sur son camarade
d'habitude si stoïque.
-Vous êtes… Vous êtes ma meute désormais, continua Heero,
les joues rouges, luttant pour faire sortir les mots. Je ne veux pas vous perdre
aussi… Je ne supporterais pas. J'en ai déjà perdu un… Un des miens,
et je…
-Heero…?
Duo se tourna vers lui et le dévisagea longuement, stupéfait.
Heero tenait à eux!! Il l'avait dit!!
Le pilote japonais se troubla et se remit en route vers la cuisine, mais Duo
le retint par le bas de son débardeur.
-Nani? lâcha le japonais, pris par surprise.
Il inspira explosivement quand il sentit un torse se presser contre son dos
et des bras serrer sa taille, et sa bouche s'entrouvrit sous le choc; comme
s'il allait parler, sauf qu'il ne trouvait absolument pas les mots.
-Nous n'allons pas te laisser tomber, Heero… lui murmura Duo à l'oreille
d'une voix rassurante, douce et calme, comme s'il savait exactement comment
le prendre pour le calmer. On est tous amis, non? Tu ne nous perdras pas. Ni
moi, ni Trowa, ni Quatre… Ni Wufei. Ok?
-Ok… répondit-il tout doucement.
Gêné, il se dégagea des bras de son camarade et se remit
en marche. Un immense sourire aux lèvres, Duo le suivit.
Son pas avait regagné ce rebond particulier qui avait disparu depuis
la disparition du cinquième pilote. Il se demandait déjà
quelles bêtises il pourrait inventer pour rétablir un peu de normalité
dans l'atmosphère.
* * * * * * * * *
Quelques jours plus tard, vers sept heures du soir, Duo entra dans sa chambre
pour se reposer quelques minutes avant le repas du soir. L'ambiance chez les
trois autres était un peu moins triste depuis quelques jours, grâce
à la reprise de ses efforts pour remonter le moral de leurs troupes,
mais ce n'était pas une tâche facile pour lui et il s'obligeait
à rester en privé pour décharger sa propre frustration,
histoire de ne pas gâcher tout le travail qu'il fournissait.
Poussant un soupir épuisé, il se laissa tomber sur le dos sur
son lit… et glapit quand il sentit quelque chose de dur s'enfoncer dans sa colonne
vertébrale.
-Aie! Qu'est-ce que c'est que ce truc? grommela-t-il en cherchant l'objet dans
les replis des draps.
D'habitude il ne laissait jamais rien traîner au milieu de son lit, à
cause de son habitude de s'y laisser tomber comme un sac de patates. Alors qu'est-ce
que ce truc glandait là, bordel?!
Ses doigts rencontrèrent un ruban satiné, et il fronça
un sourcil tout en soulevant le bout de tissu mauve pâle. Il y avait des
choses en plastique pendues après.
Ses yeux s'étrécirent pendant qu'il essayait de comprendre ce
que c'était, s'agrandirent de surprise quand il se souvint, puis il explosa
de rire et se laissa tomber sur son lit, se tenant les côtes.
D'un côté, il y avait un … truc, en plastique bleu et violet, représentant
une tête de bestiole quelconque aplatie et ronde, un peu comme un badge,
avec à l'arrière un clip pour l'accrocher aux vêtements,
et le ruban cousu dessus. De l'autre côté pendait une sucette pour
enfants, retenue par la boucle fermée avec un bouton pression.
-Trowa… rit-il en essayant de prendre un ton réprobateur.
Il ne s'en souvenait plus depuis longtemps, mais apparemment, le grand jeune
homme n'avait pas oublié la fin de sa conversation avec Maxwell et Chang
dans le hangar, celle pendant laquelle Duo n'avait cessé de faire tomber
sa clé à molette, au point où Trowa lui avait dit qu'il
lui achèterait quelque chose pour la pendre, pour qu'il n'ait pas à
la ramasser sans arrêt.
Il se leva d'un bond, soudain en forme de nouveau, et commença à
chercher Trowa pour lui faire savoir qu'il avait apprécié la plaisanterie.
* * *
Quatre travaillait sur Sandrock quand Duo fit irruption dans le hangar. Pourtant
il venait de le quitter depuis quelques minutes à peine, pour aller,
dixit "voir comment Heero s'en sortait à la cuisine"… Il s'apprêtait
à faire signe au garçon quand il vit que celui-ci ne se dirigeait
pas vers lui ou son propre Gundam, mais vers Heavyarms où Trowa remplaçait
une plaque endommagée.
'que veut-il à Trowa?'
Il les observa quelques secondes, essayant de décider s'il allait les
rejoindre ou pas. Duo ne voulait sûrement qu'un renseignement technique.
Pour une chose importante, il les aurait appelés tous les deux, et pour
bavarder, il serait venu vers lui, pas vers Trowa.
Mais Duo donna un coup amical dans l'épaule de son camarade et éclata
de rire, et Trowa lui répondit avec un petit sourire qui serra le cœur
de Quatre.
/je veux que ce soit à MOI qu'il sourie comme ça/
Curieux, il s'approcha en silence et tendit l'oreille.
* * *
-Merci d'avoir pensé à moi! s'esclaffa Duo tout en laissant l'accroche-sucette
se balancer au bout de ses doigts.
Trowa lui lança un petit salut ironique tout en s'essuyant les mains
dans un chiffon.
-Ton cadeau t'a plu au moins? demanda-t-il d'un ton caustique.
Il voyait bien comment son camarade s'épuisait mentalement à essayer
de garder le moral des troupes à un niveau acceptable, en prenant sur
lui pour les faire rire avec ses inventions et son sens de l'humour surdéveloppé;
mais Trowa ne savait pas si les deux autres, habitués à un tel
comportement venant de lui, se rendaient compte que cela nécessitait
un effort de sa part, et d'autant plus grand qu'il était lui-même
très déprimé par la disparition de Wufei. Et il s'était
demandé, qui faisait rire le Fou? et avait commencé à chercher
un moyen de lui démontrer qu'il n'était pas tout seul dans son
entreprise et que ses efforts étaient reconnus et appréciés,
au moins par lui.
-Oui beaucoup, merci, répondit Duo avec bonne humeur. Mais je ne m'en
souvenais même plus, moi, comment tu y as pensé?
-Oh, je faisais des courses hier et j'ai vu une mère en acheter un pour
son bébé pour l'empêcher de hurler qu'il ne voulait pas
aller chez le coiffeur. Je ne sais pas pourquoi, il m'a fait penser à
toi.
Duo laissa échapper un petit rire.
-Je vois, répondit-il en examinant l'espèce de badge. Heu, c'est
censé représenter quoi au fait?
-Un canard, répondit Trowa, pince-sans-rire.
-Mauve, lâcha Maxwell.
-Mauve, confirma Barton.
-Ok… C'est un bec alors? Je pensais que c'était probablement une barbe.
Et heu, comment je m'en sers au juste?
Trowa s'approcha et lui prit le ruban des mains avant de lui accrocher le clip
de la tête de canard sur son col.
-Je croyais que c'était pour ma clé? demanda innocemment Duo tout
en jouant à donner des pichenettes à la sucette, luttant pour
ne pas être le premier à rire dans ce qui était devenu un
concours d'impassibilité.
Trowa se détourna pour aller chercher une clef dans la boîte à
outils. Puis, presque solennellement, il dégrafa le bouton-pression qui
retenait la sucette et referma le ruban autour du manche.
-Ca va tenir? s'enquit Duo.
-Je t'ai pris la spéciale renforcée pour enfants avec un très
gros doudou, répliqua Trowa sans changer d'expression.
-Oh, toussa Duo en se mordant les joues. Et la sucette, on en fait quoi?
Toujours aussi impassible, Trowa la lui fourra dans la bouche.
-Ca devrait tenir ta langue occupée. D'une pierre deux coups.
N'y tenant plus, Duo explosa de rire, recrachant la sucette, et s'effondra contre
Heavyarms luttant pour respirer à nouveau. Il s'esclaffa pendant au moins
dix minutes avant de réussir à s'arrêter.
-Merci, Trowa, finit-il par dire une fois qu'il se fut calmé. J'en avais
besoin, admit-il d'une voix plus sérieuse en essuyant les larmes de rire
qu'il avait versées.
-De rien, répondit l'ex-mercenaire en lui faisant un petit sourire. Je
ne voulais pas continuer à te servir de ramasse-outils à chaque
fois, ajouta-t-il, interprétant volontairement la phrase de travers.
Duo comprit toutefois, et avant de perdre son cran face à son stoïque
camarade, l'enveloppa dans une rapide étreinte.
-Merci, Trowa, merci beaucoup, souffla-t-il avant de le relâcher et de
s'écarter, un petit sourire aux lèvres. Je te revaudrai ça.
Trowa chassa la proposition d'un geste désinvolte de la main.
-Qu'est-ce qu'un petit accroche-sucette entre amis?
Duo manqua s'étouffer de rire encore une fois, et des larmes d'émotions
s'amassèrent dans ses yeux. 'Amis… Il l'a dit… Il l'a dit!' Il
avait toujours si peur de n'être considéré par les autres
que comme un fardeau, une mouche du coche, ou pire, quelqu'un d'invisible, dont
la présence ne faisait guère de différence. Mais Trowa,
le plus silencieux, le plus difficile à déchiffrer de tous, l'avait
appelé ami… Même si c'était pour rire, ça ne faisait
rien, il l'avait dit. Car Trowa ne riait pas avec n'importe qui. Rien que le
fait qu'il s'ouvre assez pour plaisanter rendait le mot presque non nécessaire.
Un peu gêné et ne sachant que faire, Trowa décida de "suivre
ses émotions" et rendit à Duo sa brève étreinte.
-Bon, laisse-moi bosser tranquille, maintenant, ajouta-t-il avec un clin d'œil.
Maxwell lui sourit et puis se détourna, jouant avec le ruban mauve.
-Tu oublies ta sucette, lui déclara Trowa d'une voix atone en lui lançant
l'objet.
Duo l'attrapa au vol et sortit du hangar, riant aux éclats. Il se demanda
quelle serait la tête que ferait Heero s'il le voyait débarquer
à la cuisine avec ce truc dans la bouche; et puis décida que le
meilleur moyen de le savoir était encore d'essayer.
* * *
Quatre cligna des yeux pour s'éclaircir la vue et passa une main rageuse
sur son visage.
Que Trowa rie avec Duo, alors qu'il ne souriait que rarement à Quatre
qui était son meilleur ami, ça avait déjà du mal
à passer, mais qu'il le serre dans ses bras! Et lui offre des choses!
Il se dit qu'il se montrait injuste. Il savait qu'il était facile de
rire avec Duo; et le cadeau était plus une blague qu'autre chose. Mais
il n'arrivait pas à oublier l'étreinte que Trowa n'avait pas refusée,
encore moins celle qu'il avait donnée de lui-même. Alors que lui-même
avait dû travailler des mois durant pour avoir le droit de poser une main
sur son épaule!
Qu'est-ce que Duo cherchait à faire? Lui piquer sa place auprès
de Trowa?
'non. Je sais que non. Il était juste lui-même.'
Alors, est-ce que c'était Trowa qui aurait préféré
l'amitié de l'américain à la sienne?
/est-ce qu'il ne veut plus de moi? /
Il secoua la tête.
'Pourquoi suis-je aussi possessif? Trowa a le droit de chercher de nouveaux
amis, ce n'est pas cela qui le ferait me laisser. Et il ne m'appartient pas…aussi
fort que je puisse le désirer'
/SI!! C'est MON Trowa!! Je ne veux pas qu'il me laisse! Je ne VEUX PAS!!/
Sanglotant, il se laissa tomber au sol et se recroquevilla, déchiré
entre sa logique et ses sentiments.
* * *
Trowa termina de ranger ses outils et s'apprêta à sortir du hangar.
Mais en passant devant Sandrock, un son suspect lui fit dresser l'oreille et
il décida d'investiguer.
Caché dans un coin, roulé en boule, Quatre sanglotait comme une
âme en peine. Trowa sursauta aussi violemment que si il avait été
frappé. Il n'avait jamais vu le jeune arabe dans un tel état!
Il se précipita à ses côtés, très inquiet.
Est-ce qu'il avait fini par craquer sous le stress?
-Quatre? Quatre, que se passe-t-il! Parle-moi!
Le petit blond sursauta et leva des yeux rougis vers son camarade penché
sur lui.
-T-Trowa?
'Tu vois, il est là, il s'inquiète…'
/mais ça ne veut peut-être rien dire/
-Que se passe-t-il? demanda l'acrobate, le coupant dans sa dispute intérieure.
Quatre se remit à sangloter incontrôlablement, baissant la tête
entre ses bras.
-Je ne sais pas… Tout… rien! Il se passe trop de choses, et je… Je n'arrive
plus à rien contrôler…
-Comment ça? Quoi par exemple? demanda le grand ado en s'accroupissant
pour poser un bras autour des épaules de son ami.
-Mes émotions… Je n'arrive plus à…
-A? l'encouragea Trowa.
-Je ne sais pas!! Il se passe des choses, n'importe quoi, et je sais que d'habitude,
je ne réagirais jamais comme ça, mais je ne peux pas m'empêcher
… même si je sais que je ne devrais pas, je n'y arrive pas! Je m'énerve
sur tout et rien et je pleure pour des broutilles, et je change d'humeur comme
de chemise… Et il y a ces pensées dans ma tête, et elles ne me
ressemblent pas, je ne veux pas qu'elles me ressemblent, et pourtant, je sens
que ce sont les miennes, ces vues si étrangères… Je n'arrive même
plus à être d'accord avec moi-même…
Barton essaya de remettre en place le discours confus de son camarade, mais
il ne comprenait pas vraiment de quoi exactement il lui parlait. Toutefois,
la description lui évoquait quelque chose de très précis.
-C'est sûrement à cause du garou qui s'éveille en toi… Tu
te souviens des sautes d'humeur de Heero? Lui aussi il n'arrêtait pas…
Et avec le problème de Wufei en plus, ce n'est pas étonnant que
le stress te touche si fort… Ne t'en fais pas, et ne t'en veux pas de tes pensées.
-Tu crois? Pourtant elles sont si…
-Ce n'est que ton état qui t'influence. Quand tu te seras habitué,
tu verras bien si tu as tant changé que ça… Si c'est réellement
ce que tu penses au plus profond de toi, ou si c'est juste le bouleversement
hormonal. Mais pour le moment, ce n'est pas grave. C'est seulement la réaction
à l'animal qui pousse de toutes ses forces pour sortir en plein jour.
Ca se calmera plus vite que tu ne penses, je te promets… Tout ira bien, juré…
Il ne savait plus quoi dire du tout, et n'avait pas l'habitude de parler autant.
Il passa la main dans les cheveux si fins de Quatre. Hoquetant, le jeune pilote
s'accrocha soudain à lui, et Trowa se laissa faire, à défaut
de savoir que faire d'autre. Il se retrouva adossé au mur avec la tête
du garçon enfouie contre son cou, un bras autour de ses épaules
et l'autre main crispée dans son pull. Se rappelant comment Cathy avait
traité un jour une fillette perdue au cirque, il passa un bras sous les
cuisses de l'arabe et l'attira sur ses genoux avant de commencer à le
bercer, instinctivement. C'était étrange comme le rythme lui venait
facilement, trouva-t-il; comme si ça avait été gravé
dans son subconscient. Est-ce que sa propre mère l'avait bercé
ainsi?
Il ressentit une pointe de douleur comme la vielle question perçait.
Comment avait-il été séparé de ses parents? Comment
s'était-il retrouvé avec les mercenaires? Avait-il été
abandonné? Est-ce qu'on n'avait plus voulu de lui? Il voulait savoir,
mais ce ne serait sans doute jamais réalisable.
Quatre sentit la douleur soudaine de Trowa à travers ses propres émotions
chamboulées, et instantanément, ses petits tracas lui parurent
remis à leur place. Il ne savait pas ce qu'il avait fait, mais à
cause de sa petite crise d'auto- apitoiement, Trowa se sentait mal, et c'était
de sa faute!
-Trowa? Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-il en se redressant sur ses genoux et
en posant une main sur son visage.
Et soudain, Quatre sursauta violemment, et écarquilla les yeux comme
une voix faible et triste, si triste, se faisait entendre au milieu de ses propres
pensées tourmentées, une voix comme un souffle de vent dans les
branches d'un saule.
/personne ne veut de moi, même pas ma mère, personne, personne,
je ne vaux rien pour personne, autant mourir, pourquoi m'a-t-on abandonné,
pourquoi je suis tout seul, maman, maman, où est-ce que tu es, morte?
ou juste indifférente? est-ce que personne ne m'aimait? est-ce que personne
ne m'a jamais bercé?/
-Oh, Trowa!! s'exclama Quatre en s'agrippant au cou de l'ex-mercenaire de toutes
ses forces, les larmes aux yeux. T-Trowa, ne pense pas comme ça! Tu n'es
pas tout seul! Tu n'es pas tout seul, je suis là, Duo est là,
Heero est là! Et Wufei, et…Cathy, elle t'aime, comme son frère,
et les gens du cirque, ils t'aiment aussi, et tu n'es pas tout seul, ne pleure
pas, ne pleure pas, je t'en prie!
Mais Trowa ne pleurait même pas, trop habitué à ces pensées
pour y réagir encore avec tant de violence. Quatre pleurait à
sa place. Ce fut le petit blond qui recommença le mouvement de bascule,
plus rapide, presque frénétique, et stupéfait par ce qu'il
avait dit, Trowa suivit le geste. Comment avait-il su…? Avait-il… Etait-il…
-Quatre…? Comment?
Quatre cligna des yeux, se rendant soudain compte de ce qui s'était passé.
Le lien se coupa brutalement, et il cessa de pleurer, sa surprise le distrayant
du souvenir si infiniment triste.
-Je ne sais pas… C'est comme si je t'avais entendu… Mais… Tu n'as pas parlé,
n'est-ce pas?
Ils se dévisagèrent longuement, yeux écarquillés.
-Comment est-ce seulement possible…?
-Je ne sais pas… C'est peut-être que… Je suis dans un état émotionnel
lamentable et toi aussi, alors nos barrières habituelles…
Barton le coupa d'un mouvement de la main plus sec que celui qu'il avait eu
l'intention de faire.
-Quatre, je suis toujours dans cet état là. Ces pensées,
ce n'est absolument rien d'anormal chez moi. Ce n'est pas moi qui ai changé
cette fois. Et ce n'était pas de l'empathie. C'est à mes mots
que tu as répondu.
-Tu crois que je… Que je deviens… Télépathe?
Trowa se laissa aller contre le mur, réfléchissant à cent
à l'heure. Quatre le dévisagea en silence, trop choqué
pour savoir quoi penser. Finalement, l'ex-mercenaire commença à
formuler une idée.
-Peut-être que c'est le garou… Je veux dire, il libère l'inconscient
réprimé, non? Les désirs intimes, les instincts, ce genre
de choses. Si tu réprimais une part de ton don par habitude, depuis ta
naissance, sans même t'en rendre compte… Ca se pourrait qu'il fasse sauter
ces verrous mentaux en même temps que le reste, tu crois?
-C'est… Possible. En tout cas ça ne marche plus.
-Le choc sans doute, lâcha l'européen.
-Mais c'était seulement quand j'étais bouleversé… J'espère
que ça ne fera jamais rien de plus… Je n'aime pas m'introduire dans les
sentiments privés des gens en temps normal, alors les pensées!
Encore, les sentiments, ça peut servir à mieux comprendre, mais
la pensée… C'est presque un viol! Non, je ne veux pas! Ce n'est pas…
-Ca se contrôle sûrement, Quatre. Si tu ne contrôles pas,
c'est que la majorité de ton don est dans ton inconscient. Mais si ça
remonte à la surface, il y a de fortes chances que tu puisses apprendre
à dominer, à l'éteindre quand tu veux. Je doute fortement
que ça marche en permanence. Si ça se trouve ce ne sera que comme
avec ton empathie, juste quand c'est vraiment important…
-J'espère… Je ne tiens pas à rester branché sur vos monologues
intérieurs vingt-quatre heures sur vingt-quatre, je deviendrais fou…
Et vous ne voudriez plus de moi, si je pouvais faire ça, ajouta le petit
blond en baissant la tête.
Trowa passa une main derrière sa tête pour le forcer à le
regarder.
-Inutile de paniquer… Ca n'a marché qu'une fois jusqu'à présent,
et quand tu étais dans un état émotionnel lamentable. Et
ces mots, ils étaient liés à des émotions eux aussi.
Et avec quelqu'un qui t'est proche… enfin, que tu connais assez bien.
-Assez bien? Tu es mon meilleur ami, Trowa! Tu es celui à qui je suis
connecté le plus profond…
Quatre bafouilla et se tut, rougissant. Barton cligna des yeux. Son meilleur
ami? Vraiment? Il avait toujours cru que le meilleur ami de Quatre, c'était
Duo… Ca faisait du bien d'entendre ça…
Mais… N'avait-il pas des proches, d'autres personnes, sa famille par exemple,
avec qui il partageait des liens plus étroits que celui qu'il avait avec
lui? Sûrement qu'il était connecté plus étroitement
à son père et à ses sœurs qu'à un camarade de combat.
Ou alors était-ce la proximité qui renforçait ces liens?
-Bon, eh bien, tu vois, lâcha Trowa en chassant le problème de
sa conscience. Il faut que tu sois connecté très fort à
la personne pour capter la moindre chose venant d'elle. Et peut-être que
ce sont seulement des pensées de surface. Alors ce ne serait pas vraiment
comme si tu violais la psyché de ceux que tu entendrais. Après
tout, beaucoup de gens les vocalisent de toute manière, alors…
-Ouais… marmonna Quatre, pas totalement convaincu.
Il lui lança un sourire tremblant des derniers contrecoups de son émotion
… et se rendit compte qu'il était toujours assis sur ses genoux. Rougissant,
il se releva, ses genoux tremblants de toutes ces choses qui venaient de se
passer. Trowa allait-il lui en vouloir, pour une raison ou une autre? Allah
en soit témoin, il y avait matière… Se montrer d'une faiblesse
accablante devant lui, lire dans ses pensées intimes… et squatter ses
genoux en chialant sur son épaule, comme un…
/petit pédé? après tout j'en suis un, alors… /
'Mais Trowa ne le sait pas, et je ne veux pas qu'il sache. Tout le monde ne
réagit pas aussi bien que Duo à ce genre d'annonces. Je ne veux
pas risquer de le perdre. J'ai peut-être déjà commencé'
Mais comme il allait se détourner, il vit Trowa lui tendre tout naturellement
la main pour qu'il l'aide à se relever.
L'acrobate la serra brièvement avant de l'entraîner vers la sortie,
et ne la relâcha que pour passer un bras autour de ses épaules.
* * * * * *
Zechs Merquise pénétra dans le bâtiment d'un pas las. Il
venait tout juste de finir son circuit de propagande pour OZ, et avait juste
été réaffecté à la base dans laquelle on
avait le plus discrètement possible relocalisé le pilote 05. Il
n’avait même pas pris le temps de déposer ses affaires dans sa
suite, et avait tout de suite rejoint Treize qui observait le pilote captif
à travers un miroir sans teint, profondément absorbé. L’homme
lui fit un petit signe de tête pour lui signaler qu’il s’était
aperçu de sa présence, mais ne se retourna même pas, ne
quittant pas des yeux ce qui se passait dans la salle d’à côté.
Zechs y jeta un œil aussi.
Il avait été briefé sur la situation par lady Une en personne
pour être sûr d’éviter les fuites d’informations, mais il
devait avouer qu’il ne s’attendait pas exactement à ce qu’il avait sous
les yeux.
Dans une salle blanche de taille moyenne sans fenêtres, cinq hommes, quatre
soldats et un homme en blouse de docteur, fixaient toute leur attention sur
un mince adolescent surnageant dans un pyjama d’hôpital un peu trop grand,
assis sur une chaise métallique d’apparence inconfortable. Le docteur
écrivait des notes sur tout ce que le garçon lui disait sur son
carnet, sans le lui laisser voir. Le jeune asiatique détournait la tête,
observant les murs et le plancher d’un air gêné tout en jouant
avec ses cheveux dénoués, qui lui donnaient un aspect bizarrement
fragile.
-Franchement Treize, finit par remarquer Zechs, tu ne devrais pas le garder
dans une salle un peu plus surveillée ? Celle-là est bien
trop ouverte à mon goût. Tu sais de quoi ces pilotes sont capables…
-Honnêtement, je ne pense pas que dans l’état où il est,
il nous cause un quelconque problème, répondit le général
d’un ton absent, sans quitter des yeux le miroir sans tain derrière lequel
ils apercevaient la salle où Wufei subissait une évaluation psychologique
par un psychiatre confirmé.
Engoncé dans son pyjama trop grand, le garçon jetait des regards
malaisés aux quatre soldats qui l’encadraient, deux dans son dos et deux
devant la porte, et répondait de son mieux au médecin, remontant
sans cesse ses mèches derrière son oreille, dans un geste qui
se transformait en tic nerveux à vue d’œil. Les mèches trop courtes
retombaient sans arrêt sur son nez, et quand elles le chatouillaient,
il fronçait les narines d’un air adorable avant de les repousser en arrière
d’un geste d’une élégance involontaire. Inconsciemment, il savait
que ses cheveux auraient dû être plus long, ou du moins n’auraient
pas dû lui tomber sur le nez, mais il ne savait pas comment arranger ça ;
Treize n’avait pas pensé à lui faire fournir un élastique.
Bah, il découvrait qu’il appréciait assez d’observer le garçon
se débattre avec ses mèches si noires, que jusqu’à présent
il n’avait vues que plaquées à son crâne.
-Il reste quand même dangereux… Et s’il faisait semblant ?
-Il ne simule pas, rétorqua Treize. Ces évaluations ne nous apprendront
rien. Il ne se souvient réellement pas. Sauf deux ou trois vagues choses
de sa toute petite enfance, et je ne pense pas que cela nous aide, puisque sa
personnalité a visiblement été forgée bien plus
tard.
-Pourquoi en es-tu si sûr ?
-Je l’ai vu à son réveil, Zechs, répliqua Treize en se
retournant vers son ami. Je l’ai vu, j’étais là. Je sais lire
les expressions. Et je t’assure que l’horreur sur son visage quand il s’est
aperçu qu’il ne se rappelait pas n’était pas feinte. Et de plus…
Quand je vais le voir, il n’y a aucune animosité dans ses yeux. Au contraire,
il est toujours content de ma présence, parce que je suis la première
personne qu’il ait vue, la personne qui lui a appris son propre nom ; ma
présence le rassure, Zechs. Crois-tu réellement que le
terroriste que nous connaissons serait si heureux de voir son ennemi juré ?
Le terroriste me respecte, c’est vrai, au moins un peu, mais se méfie
de moi et n’accepterait jamais le moindre compromis avec quoi que ce soit relié
à OZ. Celui-là me voue une confiance presque absolue. C’en est
même un peu gênant des fois.
-Il aurait pu ne pas se souvenir au début et faire semblant quand ça
lui est revenu…
Treize le coupa d'un geste de la main.
-Ce n’est pas son genre de jouer la comédie. Tous nos profils le disent.
02 ou 03, peut-être, mais pas lui. Et puis, il ne s’est pas trahi une
seule fois en une semaine ; un homme qui ferait si bien semblant mériterait
un oscar. Et il n’est pas de ceux qui mentent et qui se cachent derrière
une personnalité d’emprunt. Il ne ment pas, mon ami.
-Mmm… Peut-être. Mais ça pourrait toujours lui revenir à
n’importe quel moment.
Treize sourit et haussa les épaules.
-Je ne suis pas stupide au point de l’oublier, ne t’en fais pas.
-C’est quand même étrange qu’il soit si différent. On aurait
pu penser qu’il ressemblerait au moins un peu à ce qu’il était,
même si certaines de ses attitudes sont le résultat de son entraînement,
mais… C’est à croire que c’est une autre personne. Il nous fait peut-être
un dédoublement de personnalité…
-Je pense plutôt que c’est là sa vraie personnalité. Il
a l’air timide, mais il doit avoir de la volonté même comme ça,
je le sais ; pour le moment il est juste déstabilisé. C’est
seulement que son attitude agressive doit résulter d’un événement
très traumatisant ; il est perpétuellement en colère
à cause de ça…
-Tu y as beaucoup réfléchi…
-Je l’avoue, oui… c’est extrêmement fascinant, tu ne trouves pas ?
-Certes… admit Zechs.
'Mais c'est intéressant quand ça concerne un cas hypothétique,
ou quelque chose dont on ne connaît que des rapports. Je ne sais pas si
jouer avec la mémoire d'un terroriste est réellement un jeu sans
risques. Tu n'as jamais été prudent, Treize, mais là, tu
pourrais bien te faire sérieusement blesser.'
Derrière la glace, Wufei secoua la tête plusieurs fois, les yeux
baissés, réfutant une question irritée du psychologue qui
visiblement n’avait pas reçu la réponse qu’il attendait et insistait
lourdement.
-Mais puisque je vous dis que non ! finit par protester le garçon
en se levant de sa chaise pour mettre de la distance entre lui et cet homme
trop curieux.
Immédiatement, prenant son acte comme un signe d’agressivité,
les gardes se tendirent et avancèrent vers lui, menaçants. Pris
par surprise, Wufei écarquilla les yeux, et essaya de reculer vers un
mur pour se mettre au moins partiellement à l’abri. Il jeta un coup d’œil
suppliant vers le miroir, sachant apparemment d’une manière ou d’une
autre qu’il y avait quelqu’un derrière. Mais comme un des gardes approchait,
Zechs et lui le virent s’acculer contre un mur et se pencher en avant, adoptant
une attitude de bête traquée. Il allait attaquer, instinctivement.
Le tout était de savoir si son corps se rappellerait ce que sa tête
avait oublié… et si jamais l’affrontement réveillait sa mémoire
ou du moins témoignait à Romafeller qu’il était encore
dangereux, Treize ne savait pas ce qu’il pourrait faire pour le sauver.
-Suffit, lança l’homme en bleu par l’interphone avant que la peur n’ait
pu le faire frapper un des soldats. Laissez-le et sortez de la salle, immédiatement.
Comme le docteur rassemblait ses papiers en urgence, les gardes lui lançaient
des coups d’œil suspicieux vers le pauvre garçon. Finalement, ils sortirent
pour aller doubler les factions qui étaient stationnées à
chaque bout du couloir, le laissant seul. Treize et Zechs sortirent de la salle
et se dirigèrent vers la porte de la salle d’interrogations, agités.
-Je t’avais dit qu’il ne faisait pas semblant ! Tu as vu la surprise et
la peur dans sa position ? Il n’était pas agressif du tout avant
que ces soldats ne l’effraient, au contraire ! Il voulait s’écarter
du psychologue, pas le frapper ou l’intimider comme l’ancien Wufei l’aurait
fait !
-Tu as raison, admit Zechs stupéfait.
Le premier réflexe d’un combattant était d’intimider son adversaire ;
Wufei avait refusé l’affrontement.
Zechs s’arrêta juste à l’extérieur de la porte, s’adossant
contre le mur à quelques centimètres du chambranle.
-Je suis désolé, Wufei, s’excusa Treize en passant la porte.
La transformation de l’expression du chinois fut extraordinaire. L’instant d’avant,
elle était encore un peu effrayée ; en quelques secondes
à peine, elle devint souriante et soulagée.
-Treize-dono ! Je savais bien que vous n’étiez pas loin, s’exclama
le garçon en avançant de quelques pas vers lui.
Zechs fronça les sourcils. Il le savait bien ? Est-ce qu’il avait
compris qu’il les regardait depuis l’autre salle derrière le miroir ?
Si oui, à quel moment dans l’interrogatoire ? Ca pouvait fausser
les résultats… Ou était-ce juste une simple intuition, ou même
un souhait ?
-Vraiment, je suis désolé, s’excusa l’homme aux cheveux châtain.
Que s’est-il passé ? Je ne faisais pas très attention à
ce qu’il disait. Il était désagréable ?
Wufei secoua la tête en dénégation, et souffla sur ses mèches
pour les rejeter en arrière, exaspéré. Il ne sembla pas
avoir entendu l’aveu implicite de la présence de Treize en témoin
tout du long, ou alors en était-il si sûr qu’une confession n’était
plus nécessaire ? Zechs n’arrivait pas à en être sûr.
-… Ce n’est pas ça… C’est juste que… Ca me fait mal de trop chercher,
il ne voulait pas le comprendre…
-Oh, je vois… répondit le général en entraînant le
garçon vers la table et en le faisant asseoir sur une chaise, avant de
tirer celle du docteur pour se mettre à côté du jeune prisonnier.
Trop chercher… Quand tu vas trop profond ? Est-ce que tu penses que c’est
peut-être quand tu te rapproches d’un souvenir que la douleur commence ?
Wufei eut un soupir découragé.
-Je ne sais pas. Je n’ai pas l’impression de progresser, c’est juste quand j’essaye
depuis trop longtemps, ça finit par me donner la migraine.
Treize acquiesça d’un air pensif.
-Tu te souviendras sans doute tout seul au bout d’un moment, je ne sais pas
si forcer comme ça est très bon pour toi…
-J’espère que ça reviendra sans forcer, répondit le jeune
garçon. Parce que je me sens si bizarre des fois…
-Comment ça ? demanda le général d'une voix douce.
Raconte-moi comment tu te sens.
-Je ne sais pas ! s’exclama le jeune asiatique avec frustration. Je ne
comprends pas. C'est comme une vague tout à coup, et ça n'a rien
à voir avec ce que je devrais ressentir au moment où ça
vient… Je sens comme de la colère, mais tellement de… De tristesse derrière,
et… Du regret peut-être ? Enfin, il y a trop de choses, c’est trop
emmêlé, je ne comprends pas du tout… Si seulement j’avais les souvenirs
qui vont avec, je saurais d’où ça vient, mais…
Il leva les mains d’un air frustré. Treize les attrapa au vol et
les ramena sur la table, sans les lâcher.
-Calme-toi… l’exhorta-t-il d’une voix apaisante.
-Je ne sais pas si j’étais quelqu’un de très heureux avant, admit
le jeune homme d’une voix lasse.
Kushrenada se mordit l'intérieur des joues et baissa brièvement
les yeux.
-Rien ne t’empêche de l’être un jour. Ca suffit pour aujourd’hui,
d’accord ?
-…D’accord.
Ils se levèrent et se dirigèrent vers la porte. Zechs s’en écarta
de quelques pas en silence avant de faire mine d’arriver au moment où
Wufei sortait.
-Tiens, je te présente mon ami, Zechs Merquise. Zechs, voici Chang Wufei.
Le chinois s’inclina poliment, et Zechs lui rendit son salut d’un signe de tête.
-J’allais emmener Wufei dans sa chambre pour qu’il se change, lui annonça
le général ; maintenant que je lui ai fait apporter des habits
un peu plus… Seyants que celui-là…
Wufei eut un petit sourire railleur en jetant un regard à son pyjama
trop grand et releva les yeux sur Zechs, l’observant sans expression particulière.
Il en avait déjà vu, /un jeune homme avec de longs cheveux,
si longs qu'il s'asseyait dessus, et des mèches lui tombant sur les yeux…/
mais la couleur ne correspondait pas. Les cheveux longs qu'il voyait n'étaient
pas de la bonne couleur, ils étaient bien trop clairs. Ceux auxquels
il pensait étaient… Le souvenir disparut avant qu'il ait pu le fixer,
et il retint sa frustration.
-Ensuite nous irons dans les jardins, continuait Treize, je crois que notre
jeune ami a besoin de prendre l’air.
-Je vous remercie, Treize-dono, répondit le chinois avec une petite courbette
en direction de l’homme.
Zechs se demanda pourquoi, s’il était chinois, le garçon utilisait
instinctivement des honorifiques japonais. C’était étrange… Avait-il
fréquenté des gens parlant le japonais ? Information prometteuse
mais peu intéressante tant qu’elle n’était pas complète.
Pilote 01 avait des origines nipponnes d’après leurs sources et les examens
qu’il avait subi lors de sa première capture, mais 05 ne tenait sûrement
pas de lui l’usage des suffixes honorifiques et des formules de politesse. Son
entraîneur peut-être ? C’était sûrement une question
qui resterait sans réponse.
* * * * * * * * *
-Encore là?
Duo ne se retourna pas pour regarder le japonais qui le fixait depuis la porte
d'entrée du salon, et se contenta de changer de chaîne. C'était
l'heure des infos et il faisait toutes les chaînes susceptibles de donner
des renseignements sur Wufei, mais toujours rien.
Il soupira en silence et appuya encore une fois sur le bouton.
Ou plutôt essaya. Heero lui avait piqué la télécommande
des mains.
-Hé!!
-Laisses-le sur celle-là si tu regardes les infos, lui conseilla le japonais
en mettant une chaîne du câble avant de se laisser tomber sur l'accoudoir
du canapé.
-Ok… Est-ce que je veux savoir comment tu as réussi à nous connecter
au câble au fait?
-Sans doute, puisque tu t'en servirais probablement pour t'installer des chaînes
à n'en plus finir, et totalement inutiles en plus.
-Tu me connais trop bien… sourit Duo.
-… ce qui est exactement la raison pour laquelle je ne vais pas te l'apprendre,
continua le japonais.
L'américain cligna des yeux.
-Eh!
-Hn?
-T'es méchant! Espèce de cruel, ignoble, exécrable…
-Je ne tiens pas à voir défiler des cartoons sans queue ni tête
quand je cherche CNN et Trowa apprécierait sans doute assez peu de voir
des chaînes porno à la place de Planète, le coupa le japonais.
-On sait jamais, objecta le garçon à la natte. Quoique, je me
demande quel genre de films auraient sa préférence.
-Je ne crois pas avoir envie de continuer cette conversation, lui fit tranquillement
remarquer le japonais.
-C'est vrai quoi… A ton avis, il regarderait quoi? Du porno hétéro,
du porno lesbien, ou du porno gay?
-Ce n'est pas une image mentale dont j'ai besoin, répliqua vivement Yuy
avec une légère grimace.
-Me demande juste, c'est tout… J'essaye de deviner depuis que je le connais,
et je sais toujours pas quelle orientation sexuelle il a! Et pourtant je suis
doué pour deviner!
-C'est presque aussi obscène que de me demander ça à propos
de Quatre! protesta fortement le brun.
-Lui ça serait du gay, répliqua Duo sans réfléchir.
Heero écarquilla légèrement les yeux tandis que Duo se
mordait profondément la langue.
'Meeeeeeeeeeeeerde quel cooon… voilà ce que c'est de discuter à
bâtons rompus quand on est fatigué, on finit par laisser glisser
tout et n'importe quoi... Quatre va me tuer…'
-Ah bon, répondit finalement le japonais en reprenant son expression
habituelle.
-'Ah bon'? c'est tout ce que tu vas dire?
Heero haussa les épaules d'un air indifférent.
-La vie sexuelle de Quatre ne me concerne pas. S'il préfère les
hommes, c'est son affaire et son droit. Tant qu'il est heureux avec ses choix,
je n'ai rien à dire. Même s'il était malheureux d'ailleurs.
-Oh…?
Heero baissa les yeux sur son doigt, qui était en train de tracer les
broderies fanées de l'accoudoir.
-A vrai dire, je m'en doutais déjà depuis pas mal de temps.
Duo hocha la tête.
-Comment tu as deviné?
-Son odeur quand il est avec Trowa.
-Ouais, moi c'était les regards qu'il lui lance. A mon avis Trowa doit
être le seul qui ne le voit pas. Ca te dérange pas, alors?
-Je serais de mauvaise foi si ça me dérangeait, Duo, répliqua
le pilote de Wing en détournant la tête.
Il fallut au garçon aux yeux violets quelque temps pour enregistrer ça.
-T'es homo aussi? lâcha-t-il sans réfléchir.
Heureusement, Heero n'était pas connu pour son hypersensibilité.
-Non… Enfin, peut-être. Je n'en sais rien du tout.
-HEIN? Tu te fiches de moi, là? Comment on peut pas savoir ça?
J'ai su que j'étais bi à dix ans!
-Tu étais un obsédé sexuel dès que tu as appris
la signification du mot sexe, Duo, le contra tranquillement son camarade.
Duo s'esclaffa pendant un bon moment avant de revenir à son sujet.
-Non, sérieux, comment tu as réussi ce coup là?
Heero fronça les sourcils, essayant d'intimider l'autre pour qu'il laisse
tomber. Mais évidemment étant Duo, le garçon se contenta
de lui dédier un grand sourire et d'attendre qu'il se décide à
cracher le morceau.
-Je ne sais pas ce que je suis, c'est tout… Hétéro ou homo, est-ce
que c'est réellement si important? Pour moi, le sexe d'une personne,
ce n'est pas l'essentiel! Et puis, je n'ai certainement pas suffisamment fréquenté
de gens pour m'être fait une idée dans un sens ou dans l'autre.
Et maintenant…
'avec le virus, je ne pourrai certainement jamais …expérimenter. Pas
que j'en aie vraiment envie avec des personnes précises, mais… Je suis
un peu curieux. Oui, c'est ça, curieux. Après tout, pour un garçon
en pleine puberté c'est seulement normal. Pour une fois que je réagis
normalement, je ne vais pas me plaindre.'
/et puis il n'y en a qu'un que je veux vraiment pour le moment/ ajouta-t-il
comme en arrière-pensée, laissant ses yeux balayer le corps alangui
de son coéquipier.
Se rendant compte de ce qu'il faisait, il sursauta violemment et rougit, et
tourna le dos à son camarade, espérant cacher son expression.
Kami-sama, d'où venait cette pensée?!? Pourquoi pensait-il ça?
Pourquoi pensait-il à Duo… comme ça?
… Comment se faisait-il qu'il ne s'en soit pas rendu compte avant? Au fond…
En fait, ça faisait un certain temps qu'il se comportait comme si l'américain
l'attirait physiquement, mais il ne s'était jamais autorisé à
le voir clairement, camouflant ces envies qu'il avait de le toucher et ces réactions
quand ils entraient en contact comme de simples habitudes normales entre amis
normaux, de la surprise à quelque chose d'inattendu… tout sauf de l'envie
de contacts, et du plaisir inattendu.
Il sentit la tête lui tourner sous l'afflux de nouvelles données
et résolut d'aborder le problème logiquement, en partant des faits.
Bon, il savait plusieurs choses.
Il regardait souvent l'américain. Quand il bougeait, parce qu'il bougeait
bien, souple et gracieux. Quand il parlait, parce que ses expression étaient
si nombreuses et variées qu'elles le fascinaient. Quand il dormait… Parce
qu'il était tellement différent immobile. Bon, il était
beau. Il le regardait parce qu'il appréciait sa beauté. C'était
peut-être seulement du plaisir purement esthétique.
Il écoutait souvent l'américain. Parce qu'il parlait sans arrêt
de toute manière; mais parce que quelquefois sous son humour, il surgissait
une phrase incroyablement intéressante, par sa logique, par son point
de vue inédit, par sa profondeur inattendue. L'intelligence de Duo l'intéressait,
et il la respectait plus qu'il ne le laissait voir.
Il entrait aussi souvent en contact avec lui, lui qui clamait ne pas aimer être
touché… Accidentellement ou non. Ca avait commencé voilà
fort longtemps, au temps de leur rencontre, et avait empiré sans cesse,
puisque le baka semblait ne pas pouvoir garder ses mains pour lui. Des frôlements
accidentels. Une main sur son bras pour attirer son attention, une main sur
son épaule, une tape dans le dos pour souligner une plaisanterie; puis
un bras autour des épaules pendant qu'ils marchaient, ses cheveux ébouriffés
soudainement; ses mains encore quand Heero était blessé et avait
besoin de soins… Depuis peu, il rendait même quelquefois volontairement
certains de ces contacts.
Et il aimait ça.
Il secoua la tête. Tout cela ne lui apprenait rien, pas vraiment. Il admirait
le jeune homme, physiquement et mentalement. Il se sentait attiré par
sa vivacité, son humour, sa bonne humeur et tous ses mystères.
Et il se sentait bien quand il le touchait. Mais est-ce qu'il le laissait le
toucher parce qu'il était attiré par lui ou était-il attiré
par lui parce qu'il était le seul à le toucher aussi librement?
Est-ce que c'était sexuel? Est-ce que quand Duo posait sa main sur son
épaule, il s'imaginait que c'était plus que ça? Ou est-ce
que c'était seulement physique, comme des contacts platoniques entre
animaux de la même meute cherchant juste du réconfort et un peu
de chaleur?
En tout cas, pour Duo ce n'était pas platonique, il le savait. Rien qu'à
sentir la manière dont son odeur se modifiait quelquefois, quand ils
étaient dans une situation plutôt intime… Mais le jeune homme avait
le contact facile, même celui-là, et était peut-être
seulement attiré par son physique. D'autant plus qu'ils ne fréquentaient
tous que fort peu de monde hors de leur cercle. Heero ne voulait pas dire que
Duo ne s'intéressait à lui que pour son corps, non, il savait
que l'autre tenait beaucoup à lui et le considérait comme un de
ses meilleurs amis; même si des fois il se demandait pourquoi. Mais c'était
peut-être juste ça: quelqu'un qu'il aimait bien, avec un corps
qu'il appréciait. En américain, ils avaient un mot pour ça:
"fuckbuddies". Copains de baise. Des potes qui trouvaient marrant de coucher
ensemble de temps en temps, pour le fun. Ca serait bien du genre de Duo, qui
avait tout du comportement d'un américain typique. Pas si étonnant
que ce mot soit venu de chez eux.
Bah! Ca ne servait à rien de se prendre la tête, alors qu'il avait
aussi peu de données, et aussi peu d'indices sur la manière de
les interpréter. Pour le moment, il allait continuer à profiter
des moments qui viendraient comme par le passé, comme ce qu'ils étaient:
des cadeaux inattendus et estimés.
Il tourna à nouveau la tête vers son ami. Duo le regardait en silence,
attendant qu'il ait fini de réfléchir. Il leva un sourcil, lui
demandant implicitement s'il allait lui parler de ses pensées, mais quand
Heero secoua imperceptiblement la tête, il lui lança un sourire
chaleureux pour lui dire que ça ne faisait rien, et se retourna vers
la télévision.
Lentement, Heero se laissa glisser de l'accoudoir inconfortable jusqu'au siège
du canapé, gardant son bras sur le dossier. Il y avait des ressorts abîmés
qui lui entraient dans les fesses, et le tissu était usé et sentait
la rouille; mais ça n'était pas important, à côté
du petit bonheur tout simple de regarder la télévision en compagnie
d'un ami tout proche.
* * *
Trois heures plus tard, quand la chaîne afficha enfin la mire de fin des
programmes, Heero sortit de sa transe pour se rendre compte que la douce chaleur
agréable qu'il ressentait était due au corps souple qui s'était
progressivement lové contre son côté, déposant sa
tête sur son épaule. Il ôta à regret ses doigts des
longs cheveux dans lesquels ils allaient et venaient machinalement depuis maintenant
une bonne heure, et appela doucement son compagnon, réticent à
l'idée de terminer ce moment.
-Duo? Eh, Duo…
L'américain dormait depuis longtemps.