La seconde même où il glissa dans les rêves, Quatre
ouvrit les yeux sur une forêt.
-Encore… Ca deviendrait presque lassant, pesta-t-il.
Il avança quelque pas en pensant très fort au lac couvert de glace,
mais rien ne se passa… il était toujours dans les bois.
Il croyait pourtant être enfin parvenu à gagner suffisamment la
confiance du Loup qui gardait la forêt des rêves de Yuy pour être
autorisé à arriver directement au lac, le centre de son domaine-rêve,
mais apparemment…
Le pilote de Sandrock grommela et s'accroupit sur le sol pour réfléchir
plus confortablement, sa longue queue balançant derrière lui l'aidant
à garder son équilibre sur ses pieds-pattes, ses griffes plantées
dans la terre traçant de petits dessins sans importance.
Et puis il se rendit compte d'une chose bizarre.
La forêt était beaucoup plus clairsemée, moins dense. En
fait, il ne voyait de ronces nulle part, ce qui était fichtrement bizarre
quand on était habitué aux taillis habituels de la forêt-rêve
de Heero. Les arbres, la plupart des bouleaux ou des saules, étaient
minces et plutôt espacés; juste quelques buissons, quelques branches
basses. L'herbe d'un vert intense était haute et fraîche, des bourgeons
de fleurs fermées pointaient ça et là. Et il y avait de
la lumière qui filtrait des cimes, une douce lumière dorée
qui traçait des rais d'apparence magique dans les airs. Il sentait des
présences dans ces bois, mais, à sa grande surprise, elles ne
semblaient pas se rendre compte qu'il était là. Elles n'exprimaient
aucune animosité envers lui… En fait, elles n'exprimaient pas grand chose.
Comme si les bois dormaient, en attente. Comme si… Il ne savait pas. Comme s'ils
étaient, non pas morts, mais pas vraiment vivants… En stase; en attente.
Une douce brise faisait danser les branches des saules; c'était… reposant.
Comme si un redoutable hiver venait juste de se terminer, et que les plantes
et les animaux n'osaient pas encore réellement croire que maintenant
c'était le printemps.
Une chose en tout cas était sûre. Ce n'était pas chez Heero.
Mais alors, chez qui?
Et puis la forêt se brouilla et disparut, et il se retrouva dans le /noir/.
Ca le prit par surprise, mais ne le réveilla pas entièrement.
L'autre avait dû glisser dans un sommeil profond ou alors se réveiller,
et son paysage intérieur lui était devenu inaccessible.
Ses mains griffues jouant dans les cheveux au dessus de son oreille bordée
de fourrure, il se demanda à quoi le sien ressemblait.
Et puis ce fut comme s'il reculait, comme s'il avait été
en train de regarder par des jumelles et qu'il ramenait le grossissement en
arrière
Et tout à coup il fut revenu derrière le miroir d'eau vert/bleu
sur lequel il avait été penché /mais j'étais
assis dans la forêt/ et contempla quelques secondes les images impossibles
/flamme rouge et or et montagne blanc-bleu et cratère gelé
et tant d'autres, tant d'autres/ qui se reflétaient dans l'eau dansante
et trouble sous son propre reflet /c'est moi-pas moi qui est-ce? je ne me
-re-connais pas/ avant de se redresser en arrière, jetant un
coup d'œil sur son environnement.
Il ne fut pas surpris quand il reconnut une oasis, des palmiers l'abritant du
soleil et gardant la fraîcheur autour du point d'eau caché, joyau
émeraude et aigue-marine au centre des dunes d'or, à perte de
vue, jusqu'à ce que le sable se fonde avec le bleu absolu et intense
du ciel.
C'était comme une reconnaissance plus qu'une découverte.
D'une manière ou d'une autre, il avait toujours su à quoi ressemblait
le pays de ses rêves.
* * * * * *
Le lendemain, quand il se réveilla, Quatre avait la bouche pâteuse
et un début de mal de crâne. /pourtant je n'ai rien bu…/
C'était étrange, on aurait dit une migraine de fatigue, comme
celles qu'il avait quand il réfléchissait trop fort et trop longtemps
sur un problème.
Il se traîna dans la cuisine, pieds frottant le sol, déjà
épuisé. Il était si fatigué… mais d'un autre côté,
plus calme, plus en paix avec lui-même. Il avait l'impression qu'il aurait
dû se souvenir de quelque chose, mais il ne savait pas quoi. Si seulement
il arrivait à se souvenir de ses rêves! Mais il oubliait presque
toujours tout au moment même où il ouvrait les yeux. C'était
dommage, parce qu'il savait bien que ce qui s'y passait déterminait souvent
son humeur pour le reste de la journée…
Trowa lui tendit une tasse de café en silence et il lui dédia
un regard d'une immense gratitude. Tandis qu'il buvait la tasse brûlante
et lisait le journal, il se demanda brièvement, tout au fond, pourquoi
il avait vu des saules danser au vent dans les yeux verts de son ami. Puis il
tomba sur un article concernant un communiqué politique, et n'y pensa
plus.
Une semaine et demie après la sécession des pilotes
La mission qu'ils s'apprêtaient à remplir était sans doute
l'une de leurs plus risquées. A cause d'un manque de renseignements causé
par un manque de coopération de la part de ce vieux schnoque de J, ils
n'avaient eu vent de la nouvelle poussée technologique de leurs ennemis
qu'un jour avant la présentation officielle de cette nouvelle arme à
Treize Kushrenada. Ils devaient donc détruire tous les renseignements
sur le nouveau canon (soi-disant capable de faire des trous dans une plaque
de Gundamium de un mètre d'épaisseur), y compris le canon lui-même
et cela AVANT la présentation; seulement en raison de la visite, la sécurité
déjà sévère avait été doublée.
Cette fois c'étaient Quatre et Wufei qui avaient été envoyés
dans les bureaux pour se charger des plans. Duo, qui s'était plaint que
la faux de son partenaire devenait rouillée, jouait les démolisseurs
dans DeathScythe à l'extérieur pour distraire les MS, et Trowa
l'accompagnait. Heero était à l'intérieur des hangars pour
détruire les constructions déjà effectuées et faire
en sorte de désorganiser les militaires et leur empêcher toute
poursuite, faisait joyeusement mumuse avec ses explosifs. Tout se passait correctement…
Mais ils savaient tous que ça ne durerait pas. Cette mission était
l'une de celles qui avaient le plus bas taux de réussite. Malheureusement,
elle était trop importante pour qu'ils puissent se permettre d'abandonner.
Quatre était encore fiévreux et peu assuré sur ses jambes,
mais il pouvait marcher, il pouvait réfléchir… la seule raison
pour laquelle on l'avait laissé venir était qu'on avait impérativement
besoin de quelqu'un pour aller avec Wufei et que le plan avait de meilleures
chances de fonctionner si l'attaque était menée simultanément
sur les trois fronts. Et puis il avait du bagout le bougre. Au final c'était
bien moins fatiguant de le laisser faire ce qu'il voulait.
* * * * * *
Arrivés dans le couloir qui passait devant la salle, l'arabe et le chinois
s'aperçurent que six gardes bouchaient le passage. Ils se rendirent compte
après une période d'observation qu'ils étaient relevés
régulièrement à quinze minutes d'intervalle; autrement
dit, il fallait qu'ils réussissent à se débarrasser des
nouveaux dès le départ de l'autre patrouille s'ils voulaient avoir
le maximum de temps devant eux… Sans alerter cette même patrouille.
Ils se jetèrent en silence dans le groupe, le sabre de Wufei et les couteaux
de Quatre plongeant avec une mortelle précision, sans pitié; ils
ne pouvaient pas se permettre de laisser des coups de feu attirer l'attention
trop tôt.
Wufei en tua deux au premier engagement avant même qu'ils ne le voient,
l'un d'un souple mouvement en travers de la gorge et l'autre d'un coup de pointe
en plein dans le cœur. Le temps de se dégager et il recevait un coup
de coutelas en direction de sa tête; il réussit à esquiver
de justesse en reculant et trancha la tête de l'homme qui l'avait blessé,
avant de se tourner vers Quatre. Le petit blond s'était débarrassé
de deux des hommes avant même qu'ils n'aient le temps de crier par un
coup symétrique à leur cœur, mais avait un problème avec
le dernier, qui se protégeait du blond en interposant sa mitraillette.
Quatre n'avait pas assez d'allonge pour passer l'obstacle et le soldat n'allait
pas tarder à appeler.
Wufei passa son sabre à travers son corps par derrière, mettant
en veilleuse toutes ses pensées à propos d'honneur et de juste
combat. C'était une guerre et il avait déjà fait pire que
ça. Il était prêt à tout pour faire triompher sa
juste cause et s'il fallait qu'il trahisse ses propres idéaux pour cela,
il le ferait.
S'il se le répétait assez longtemps, peut-être que ça
cesserait de faire mal.
Ils se glissèrent à l'intérieur, et après avoir
tiré les corps après eux pour éviter d'être découverts
trop vite, se mirent au travail.
Tout en observant les ordinateurs, Quatre nettoya ses couteaux papillon sur
une veste déchirée avant de les ranger dans les gaines dissimulées
sur ses poignets, conçues pour laisser jaillir les armes à un
mouvement spécial du poignet. Wufei monta la garde, tout en essuyant
le sang qui coulait d'une coupure qu'il avait récoltée sur son
front. Il laissa son regard s'égarer sur le blond quelques secondes.
Quatre se débrouillait plutôt bien avec les ordinateurs, et était
en train de charger dans le principal le méchant virus que Yuy leur avait
concocté.
Le chinois sursauta quand il le vit presser brièvement une main sur son
ventre avant de retourner à son travail. La tenue de vol était
noire, il n'avait rien vu. Mais la paume avait été souillée
de rouge là où elle avait pressé la déchirure.
-Blessé?
-Une égratignure, rien de profond, répondit Winner sans quitter
les moniteurs des yeux, sa figure sérieuse et concentrée, et ses
yeux froids lui donnant l'air bien plus vieux que ses quinze ans.
Quelquefois, quand le jeune homme si poli et si gai souriait, il se surprenait
à manquer d'oublier que son cerveau de tacticien surdoué écrasait
celui de n'importe quel homme fait. Mais il suffisait d'avoir aperçu
une fois la lueur froide et calculatrice de ses yeux d'habitude si accueillants
pour ne plus jamais vraiment oublier ce cerveau qui se cachait derrière
l'enfant. Sa spécialisation ne portait pas sur les ordinateurs, comme
Yuy, mais c'était quand même suffisant pour faire un meilleur travail
que ce dont il aurait été capable.
Il l'enviait un peu. Il les enviait tous. Lui, son seul talent, c'était
de se battre, pensait-il souvent. Trowa était un maître en infiltration,
Quatre un maître tacticien, Yuy un maître informaticien… Duo un
maître en effractions et délits divers ainsi qu'en relations publiques.
Lui… Qu'avait-il de plus, mis à part son pilotage et ses dons au corps
à corps? Pour un peu il se sentirait inférieur…
Ha! comme Duo en rirait s'il savait qu'il se sentait inférieur à
eux. Qu'il n'avait pas l'impression de leur faire honneur.
-Hmm…
Egratignure peut-être mais il ne coûtait rien d'empêcher son
compagnon de saigner de partout… il alla déchirer la chemise de l'un
des morts et en fit un bandage pour son camarade. Quatre lui jeta un regard
surpris quand il commença à le panser à gestes précis
et efficaces, mais le laissa faire avec un sourire de gratitude avant de retourner
à son ordinateur.
-Je remercierai Sally… Elle t'a bien appris, moqua gentiment l'arabe. Merci
Wufei…
Wufei grommela d'un air gêné et repoussa une mèche noire
qui lui retombait sur le nez. Il essaya de la bloquer derrière son oreille,
mais elle ne voulait pas y rester. Il se rendit compte que son élastique
avait dû claquer pendant la bagarre et que le couteau de l'homme qui avait
riposté avait dû couper net les mèches, les raccourcissant
à hauteur de ses yeux… en même temps qu'il lui avait fait une jolie
coupure entre ses deux yeux, en diagonale. Il ne l'avait pas sentie tout de
suite mais elle commençait à se faire connaître. Il posa
une paume maculée du sang de Quatre sur la blessure pour étancher
le flot de sang qui dégoulinait le long de son nez et de sa mâchoire,
tout en cherchant dans les poches des soldats un mouchoir qui pourrait stopper
l'écoulement. Ce n'était pas du tout profond comme coupure mais
les blessures à la tête ont toujours tendance à paraître
bien plus graves qu'elles ne le sont, il le savait. Une fois qu'il eut trouvé
un mouchoir de poche, il le pressa sur sa blessure et se pencha sur l'épaule
de Quatre pour se rendre compte de ses progrès.
Le garçon se débrouillait joliment, et il eut bientôt terminé.
Il hocha la tête en direction de son camarade et ils se dirigèrent
de concert vers la porte… un groupe de gardes les attendait dans le couloir,
alertés par le sang de leurs camarades qui souillait le sol du passage.
Ne leur laissant même pas le temps de le voir, Quatre fila comme une flèche
vers le conduit d'aération par où ils étaient venus, tandis
que Wufei tirait sur les gardes pour les forcer à s'abriter et couvrir
l'arabe. Mais il savait que personne ne le couvrirait, lui, quand il ferait
de même, et il décida de filer par l'autre route qu'ils avaient
prévu plutôt que de leur présenter son dos. Ils n'auraient
certainement pas l'honneur de ne pas en profiter… il aurait refusé de
l'avoir s'il avait été à leur place.
Il se précipita vers la sortie la plus proche par le parcours de secours,
bénissant Yuy et sa manie de toujours prévoir des dizaines de
plans de rechange. Oui, il était séparé de Quatre, et alors?
Ca donnerait plus de chances au garçon de s'évader; ils ne l'avaient
pas vu et devaient croire qu'il était venu seul, et s'ils pensaient que
c'était lui qui avait l'information, il était plus important qu'ils
le chassent lui plutôt que de perdre du temps à chercher un hypothétique
complice.
Ils étaient tous après le chinois maintenant et avaient sans nul
doute prévenu toute la base, mais ce n'était pas si grave, il
suffisait de ne pas céder à la panique, il y avait une sortie
pas loin, dans cinq… quatre couloirs, il allait pouvoir l'emprunter et il se
retrouverait libre de rejoindre son véhicule et de retourner à
l'abri.
Une balle siffla au-dessus de son épaule et il étouffa un juron
tout en accélérant encore. Il prit un virage à la corde
dans le proche couloir, se retenant au mur pour ne pas tomber… Puis entendit
un claquement de fusil, juste avant que sa jambe ne refuse soudain de supporter
son poids et qu'il ne se retrouve en train de tomber tête la première
vers le mur d'en face.
Il eut tout juste le temps de maudire OZ dans sa tête avant que son champ
de vision n'explose en rouge, puis en noir.
* * *
Quatre venait de rejoindre Heero au point de rendez-vous à l'extérieur
des hangars et ils attendaient impatiemment un Wufei déjà en retard
pour mettre en route la Jeep, quand le petit blond poussa un cri étouffé
et saisit sa jambe à deux mains avant de s'agripper au bras de Heero
de toutes ses forces. Le japonais se souvint soudain que le petit blond à
l'air si fragile avait lui aussi d'excellentes qualifications pour être
Gundam pilote, malgré toutes ses apparences de vulnérabilité
et son comportement si doux. Son étreinte était de fer, et laisserait
probablement de beaux bleus, même avec ses facultés de guérisons
hors du commun.
Le pilote de Wing se tourna vers lui, alerté, et eut tout juste le temps
de le retenir avant que sa tête ne heurte le tableau de bord. Quatre venait
de perdre conscience sous le choc. Heero posa sa main à plat sur son
sternum, paume ouverte, le retenant à bout de bras, et le ré-appuya
doucement sur le dossier. Il ne réussit pas à dégager son
bras tout de suite tant la prise était serrée, même dans
son état d'inconscience.
-Quatre…? demanda-t-il à voix basse, inquiété par cette
réaction violente et sans causes apparentes.
Mais le jeune homme ne répondit pas. Sa respiration était rapide
et sèche, râpeuse, son pouls affolé et erratique, et ses
pupilles s'étaient dilatées si loin que son camarade ne vit, sous
la paupière retournée, que de fins cercles bleus autour d'un immense
disque noir.
* * *
/douleur atroce dans ma poitrine, mais pas vraiment réelle, pas vraiment
moi
mais elle est là
pas en moi, mais… quelque part; dans mon petit monde intérieur
j'ai mal à un endroit qui n'existe pas
mon cœur qui bat trop vite, trop fort, violent, comme s'il voulait s'évader,
s'envoler de mon torse
dans l'oasis des reflets dansent, au fond de l'eau cachée; reflets d'une
forêt silencieuse, reflet d'une flamme vive, dansante, vivante, reflet
d'un lac de glace où la lave luit au fond
d'autres encore
et le reflet de la montagne fière se brouille
et puis… s'efface et disparaît
plus que le fond de mon cœur, le fond de l'oasis
là où vivait l'autre…
douleur encore, comme un arrachement, une amputation à vif
comme les crocs d'un fauve me dévorant vivant, là, tout au fond,
là où les autres sont
et puis…
vide/
* * *
Quand Quatre reprit conscience quelques minutes plus tard, lentement et difficilement,
comme s'il s'y forçait, il ouvrit de grands yeux effarés vers
l'autre garçon, presque comme s'il ne le reconnaissait pas.
Qui était-ce? se demanda-t-il un quart de seconde en dévisageant
la figure presque impassible.
/un lac de glace au fond des yeux/
-Heero…? murmura-t-il d'une voix tremblante. Heero, je ne le sens plus…
-Nani?! s'exclama le pilote de Wing, sursautant violemment. Iie… nia-t-il, secouant
la tête, envoyant des mèches sombres voler devant ses yeux.
Heero était retourné à sa langue maternelle sans qu'il
s'en rende compte, refusant de comprendre ce que le Loup savait déjà.
Quatre baissa les yeux, et sa lèvre inférieure se mit à
trembler. Confirmer cette nouvelle était la chose la plus douloureuse
qu'il ait jamais faite.
-Je ne perçois plus Wufei…
* * * * * *
L'homme en uniforme qui approchait d'un pas déterminé fut guidé
avec déférence vers l'endroit où se trouvait la prise du
jour. La petite troupe de soldats qui tenait en joue le pilote ennemi s'écarta
lentement devant le chef absolu d'OZ, Treize Kushrenada.
Le pilote, 05, Chang Wufei, d'après les cheveux noirs qui tombaient sur
ses épaules et sa figure, gisait toujours inconscient au pied du mur,
recroquevillé sur lui-même, une jambe percée de part en
part par une balle. Apparemment ce n'était toutefois pas à travers
l'artère vu que le sang ne giclait pas, même s'il se diffusait
plutôt vite. Le crâne du garçon baignait littéralement
dans une flaque de sang provenant de sa tempe, et un autre sillon à demi-séché
déjà dégoulinait d'entre ses yeux. Une traînée
écarlate dessinait la trajectoire de sa tête contre le mur comme
il était tombé au sol. Treize laissa échapper un petit
rire surpris. Pauvre Wufei, il le plaignait presque… Se faire prendre comme
ça… Pure malchance… Il estimait énormément le jeune homme
qui avait eu le courage de l'affronter en duel, et savait que sa fierté
en prendrait un sérieux coup. Il avait déjà pris extrêmement
mal sa défaite, à l'époque… Même si Treize n'éprouvait
aucune honte à admettre qu'il n'avait gagné qu'en raison de son
poids supérieur et du manque d'habitude du garçon de son propre
style d'épée.
Il fit signe à un soldat pour qu'il aille pousser le pilote du bout du
fusil. Chang ne réagit pas. Une deuxième fois ne provoqua pas
plus de changement dans sa position.
-Ecartez-vous et tenez-le en joue, ordonna Treize en se penchant sur le pilote.
On ne sait jamais.
Il y eut un murmure de protestation contre le risque que courait le général,
mais Treize savait bien que ce n'était pas du genre de Chang Wufei de
prendre un otage pour s'en sortir… Et de toute façon, vue la vitesse
à laquelle il devait avoir percuté le mur, il ne devait pas être
en état de réussir à le dominer.
Il respirait encore, son souffle faisait se soulever les cheveux fins qui lui
tombaient sur le nez; Treize n'en avait pas été sûr pendant
un moment. Le général ôta un gant et posa prudemment une
main sur sa joue pour ôter les cheveux épars qui masquaient son
visage. Non, visiblement, il ne faisait pas semblant d'être inconscient,
son visage exprimait trop de douleur pour ça. L'homme posa deux doigts
sur la carotide… Son pouls était assez faible. Sans doute parce qu'il
avait perdu pas mal de sang.
Une paupière se fronça, puis Wufei replia lentement le bout des
doigts, gémissant d'une manière presque inaudible. Surpris de
la rapidité de sa rémission, Kushrenada se releva et s'écarta
de quelques pas. Mieux valait ne pas courir de risque d'être à
sa portée quand il reprendrait pleinement conscience…
Le garçon ouvrit un œil et le referma aussitôt, visiblement blessé
par la lumière vive. Ses yeux presque noirs rendaient très difficile
de juger l'état de ses pupilles mais le choc les avait probablement fait
rétrécir. Il laissa échapper un petit cri de douleur comme
il essayait de bouger sa jambe blessée, et releva la tête, tremblant
sous l'effort de la maintenir droite. Il semblait réellement complètement
sonné. Il secoua la tête pour essayer de s'éclaircir les
idées, ses yeux sombres balayant sans paraître les voir les soldats
qui le tenaient en joue.
-Eh bien, Chang Wufei, on dirait que c'est la fin de la partie pour toi…
Après plusieurs essais, l'asiatique réussit à fixer son
regard sur le grand homme châtain en uniforme qui avait parlé.
-… Chang… Wufei…? Partie? Quelle… murmura doucement l'asiatique.
Treize fronça un sourcil. Il y avait quelque chose de pas normal dans
le comportement du pilote 05. Il n'arrivait pas à mettre le doigt dessus,
mais…
-J'ai… M-maaal… gémit Wufei en portant la main à sa tête.
Il la retira tachée de sang et resta là à la considérer
pendant quelques secondes, incrédule.
-Tout ce … rouge…
-Wufei? appela Treize expérimentalement.
Le garçon ne tourna même pas la tête. Il continuait à
observer l'un après l'autre ses doigts couverts de sang, puis le sol
où s'élargissait lentement la flaque, puis sa cuisse, d'un air
étrangement fasciné et détaché à la fois.
Treize mit soudain le doigt sur ce qui le dérangeait dans le langage
corporel du garçon. Pour une fois, son visage indiquait son âge.
Ce n'était plus le visage d'un farouche combattant, mais celui de n'importe
quel garçon normal de quinze ans. Tout à fait normal… Sauf la
douleur évidemment. Mais même cette douleur était indicative…
Le pilote qu'il connaissait aurait préféré mourir que d'afficher
clairement devant des ennemis une quelconque marque de faiblesse ou d'infériorité.
-Wufei, je te parle… répéta sèchement le général
en s'accroupissant à côté de lui.
Bien qu'il ait été en train de le regarder, il fallut quelques
secondes au prisonnier pour comprendre que le grand homme aux larges épaules
penché sur lui lui adressait bien la parole.
-Wu… Fei…? bredouilla le garçon en tentant de se redresser. Qu…
Puis, avec un hurlement perçant qui lui avait été arraché
par la blessure qu'il avait étirée sans prendre garde, il s'évanouit.
* * * * * * * * * * * * * *
Ils avaient attendu le retour de Wufei pendant quatre jours entiers, et il n'était
pas revenu. Aucune nouvelle, aucun indice pouvant permettre ne serait-ce que
de supposer où il était et l'état dans lequel il était.
Leurs indicateurs ne savaient rien, les canaux de communication d'OZ auxquels
ils avaient accès ne parlaient de rien, la télé non plus…
Ils ne savaient pas s'il était vivant ou mort, ou blessé, libre
ou prisonnier…
Duo laissa échapper un cri étranglé de frustration devant
l'inutilité de leurs recherches et finit d'envelopper les maigres effets
personnels de leur camarade. Ils devaient abandonner cette cachette, ça
devenait trop risqué de rester toujours au même endroit. Ils ne
pouvaient pas se permettre de laisser des traces de leur passage, aussi l'un
d'entre les quatre restants devait se charger des affaires de Wu-man… Wu-man,
comme il avait détesté ce surnom. Oh, pourvu qu'il aille bien…
Mais après la douleur, qui avait explosé dans la jambe de Quatre,
et la confusion qu'il avait subie brièvement après le choc, celui-ci
n'avait plus rien senti du tout. Comme si Chang Wufei avait cessé d'exister.
Même pas comme s'il était mort, non… Dans ce cas Quatre soutenait
qu'il l'aurait senti; mais là… Wufei avait été tout simplement,
d'après les explications du psychique, "déconnecté" de
son Uchuu no Kokoro. Hors de perception.
Quatre en avait été si choqué, lui déjà si
ébranlé par les récents événements et tout
juste remis de ses derniers accès de fièvre lycanthrope, qu'il
était hors de question de le laisser se charger du ménage de cette
pièce. Ca ne ferait que le remuer encore plus. Donc Duo s'était
proposé.
Et il le regrettait. Devoir fouiller dans les affaires de Wufei était
déjà grave; il savait que s'il avait été là,
le chinois aurait hurlé à n'en plus finir devant cette intrusion
dans ce qu'il lui restait de vie privée. Et le silence, qui suivait chacune
de ses actions en lieu et place des hurlements d'outrage qu'il attendait, lui
faisait mal. Mais ce n'était pas le pire. Le pire c'était justement
cette vie privée qui s'étalait devant lui, qui lui apprenait des
petites choses que jamais il n'aurait sans doute devinées, lui rappelant
douloureusement à chaque découverte, comme une claque, son ami
disparu il ne savait où.
Ses éternels vêtements chinois blancs. Contrairement à ce
qu'on pouvait penser d'un baka d'américain, Duo avait quelques notions
des cultures de ses amis; il s'était renseigné après avoir
fait leur connaissance, et savait très bien qu'en Chine le blanc était
la couleur du deuil.
Wufei avait porté le deuil du plus loin qu'il se le rappelait. Même
avant que sa colonie ne se retrouve en petits bouts de déchets spatiaux.
Des livres partout. De philosophie pour la plupart. Certains écrits en
mandarin. Des cahiers remplis d'une calligraphie élégante et artistique.
Son étui à lunettes. Il ne les portait que pour lire, et ne supportait
pas qu'on le surprenne avec elles sur le nez. Ca le gênait, de ressembler
à un écolier. Comme s'il s'interdisait de l'être.
Tout en lui criait qu'il l'avait été, quand il se laissait aller,
trop rarement, à se relaxer.
Des bâtonnets d'encens et une orange dans un espèce de petit placard
décoré de dragons, déposés en ce qui rappelait fort,
d'après ce qu'il en savait, un petit temple à offrandes pour la
mémoire des disparus.
Dans un des livres, une photographie. Wufei, treize ans, et une jeune fille
de son âge, qui marchent devant toute une procession. La fille ne le regarde
pas, l'air en colère. Mais lui, lui jette par dessous un petit regard
à la fois exaspéré et quelque peu inquiet. Ils sont vêtus
d'une tenue traditionnelle. Derrière, juste deux idéogrammes,
traduits en romaji dessous, ces noms: Shirin Meiran et Chang Wufei.
Dans une petite boite, une chaîne en or, avec une bague toute simple,
comme une alliance, passée dessus. Et à la chaîne un ruban
blanc entremêlé, taché du brun sec du vieux sang.
La fille de la photo avait des rubans blancs autour de ses chignons.
Avec une colère impuissante, Duo rassembla ce qu'il pensait être
le plus important, le temple, la photographie et la bague, puis claqua la porte
de la chambre vide et se dirigea vers la sienne à grands pas, les larmes
aux yeux.
Il s'essuya rageusement les yeux. Il refusait de pleurer pour Wufei.
Il prit son propre sac et alla rejoindre les autres pilotes à l'extérieur.
Heero était adossé contre la camionnette du côté
conducteur, et il apercevait par la porte arrière Quatre assis sur un
banc qui courait le long de la malle arrière du véhicule, et les
longues jambes de Trowa qui devait être assis en face, tout contre la
portière pour pouvoir guetter à l'extérieur. Quatre ne
portait aucune expression. Son regard était vide, d'une tristesse sans
fond, ses yeux rouges. Il serrait les dents.
Duo s'arrêta quelques secondes, pris d'inquiétude pour son ami
l'empathe. La disparition de Wufei l'avait vraiment frappé profondément,
peut-être plus que les autres, parce que d'une certaine manière,
il avait vécu les événements, il avait été
là. Il se demanda s'il ne devrait pas aller lui tenir compagnie pour
essayer de lui remonter le moral. Après tout, c'était son rôle…
non?
Mais il ne s'en sentait pas le courage.
Il aperçut une épaule couverte d'un pull bleu et une longue main
se posa sur le genou du blond, attirant son attention. Celui-ci releva la tête
vers Trowa, et Duo vit son expression changer légèrement. Finalement,
il soupira et secoua légèrement la tête. Mais il n'avait
plus entièrement l'air aussi vide.
Trowa prendrait soin de Quatre… Son regard quitta les portes arrières
et se fixa sur Heero qui attendait toujours, et qui le regardait. Il s'aperçut
avec un sursaut qu'il s'était arrêté pour les observer en
plein mouvement et était resté dans le chemin… et que le japonais
n'avait pas cessé de l'observer depuis qu'il était dans la maison.
Les yeux bleu sombre fixés sur lui le gênaient. Yuy devait le trouver
bête; ou peut-être s'irritait-il de cet air distrait qu'il avait
pris. Il s'efforça de remettre son masque en place en avançant
vers le véhicule, mais vit soudain les yeux s'étrécir sous
les mèches sombres.
Heero secoua la tête. Duo essayait de dissimuler à nouveau ses
véritables sentiments; mais ce n'était pas la peine. Il savait
ce qu'il y avait derrière; et même s'il n'avait pas connu suffisamment
l'américain pour s'en rendre compte, il l'aurait senti à l'odeur
et au langage corporel. Le pas de Duo avait quelque chose de fatigué,
de… plat, sans énergie. Même sa natte semblait soumise à
ce poids invisible qu'il avait sur les épaules, pendant misérablement,
sans osciller comme d'habitude en de grands arcs derrière lui.
Le pilote de Wing dédia un regard concerné à l'américain,
et fronça les sourcils d'un air pensif. Duo écarquilla brièvement
les yeux devant la tristesse qui passa fugacement sur son visage, comme un reflet
du sien, et avec un soupir abandonna toute tentative de comédie. Heero
savait qu'il faisait semblant alors, à quoi bon? … De plus, il savait
qu'il n'avait autorisé cette tristesse à apparaître, lui
qui avait parfait contrôle de ses non-expressions, uniquement pour lui
montrer qu'il ne penserait pas moins de lui si Duo se laissait un peu aller.
Les deux pilotes se regardèrent quelques secondes de plus, sans bouger,
puis Heero cligna des yeux et le moment fut brisé. Il se retourna et
prit place derrière le volant, allumant le moteur à gestes secs.
Quelques secondes plus tard l'américain l'avait rejoint dans l'habitacle.
Ils quittèrent le coin en silence, sans se regarder, ni regarder en arrière.
La bombe qui allait effacer toute trace de leur passage exploserait seulement
quelques minutes plus tard, une fois qu'ils seraient à une distance suffisante.