Cercle de Silence
3e partie: Réunion


Chapitre trois : Rapports tendus


Ils campèrent le soir dans une clairière, Fenris et elle.
-Tu tiens réellement à m'accompagner? Tu n'es pas obligé… Moi, je ne t'oblige pas.
-Je n'ai pas le choix. Ma vie est à toi. J'ai déjà vécu bien plus que je n'aurais vécu si tu n'avais pas été là; je te protègerai comme je pourrai. En mourant s'il le faut.
Elle sentit son cœur se serrer. Elle n'avait jamais demandé à ce que quelqu'un lui doive sa vie de cette manière. Elle n'avait jamais demandé à avoir un esclave.
-Mais je ne…
-Ta volonté n'y changera rien, je dois te protéger avant de t'obéir, la coupa-t-il. C'est la loi du clan.
Il avait fait un énorme effort pour parler aussi longtemps de ça, mais il lui devait des explications, si elle était vraiment aussi ignorante de leurs coutumes qu'il l'avait compris.
-Tu viens vraiment du monde des humains?
-Oui…murmura-t-elle, pensive.
-Tu y retournes? Alors je te suis.
-Mais… Et ta famille? Tes parents, ton clan? Tu vas les laisser comme ça?
-Ils connaissent la loi.
Il ramena ses genoux sous son menton, et ferma ses yeux si verts, signifiant par là que la discussion était close. Alizea le regarda quelques instants, ne sachant comment se comporter avec lui. Elle avait du mal à saisir sa façon de penser… Mais elle y vit un peu plus clair en comprenant que la valeur fondamentale sur laquelle sa race fondait sa vie était la fierté de ce qu'ils étaient, fierté sans faille qui entraînait leur sens de l'honneur et leur refus de fréquenter d'autres races, ainsi que leur fidélité absolue à leur parole. Elle s'était trouvée un allié sûr, pa… Gabriel avait raison, mais elle regrettait que Fenris se sente ainsi forcé de lui obéir. Il ne ferait jamais rien pour se libérer de cette contrainte, mais ne verrait jamais autrement leur relation non plus. Dommage qu'il ne semble pas vouloir de son amitié. En fait, fier comme il l'était, il risquerait sans doute de croire qu'elle voulait être son amie par pitié pour lui, pour adoucir un peu leur relation…
Il suffirait sans doute de laisser faire le temps. Il finirait bien par voir qu'elle était sincère.
Elle se roula en boule dans sa couverture et s'endormit.

Le lendemain, ils se remirent en route à l'aube. Ils avaient quitté la forêt et cheminaient entre des collines doucement vallonnées où se dressaient des bosquets d'arbres bleus, aux feuilles rondes, et des buissons touffus, de couleur rousse et jaune. Alizea avait l'impression de se trouver dans le tableau d'un peintre fantastique.
Fenris la guidait d'un instinct infaillible, sans jamais dévier de sa route. Il avait l'air méfiant, plus que sur le chemin de l'aller, en tout cas.
- Qu'est-ce qui se passe, Fenris? Tu n'as pas l'air à l'aise…
-Nous sommes à découvert, répondit-il d'un ton sec, comme à son habitude. On a dû se faire repérer, ou alors ça ne va plus tarder. Et les habitants de ces terres sont ennemis jurés de mon peuple.
-Quelle race habitue ici? demanda-t-elle.
-Des licornes…
-Pourquoi ils vous détestent?
C'était très désagréable d'avoir à lui arracher chacune des réponses aux questions qu'elle se posait. Mais elle aurait presque préféré que cette fois, il ne cède pas devant sa curiosité.
-On les mange, déclara-t-il en se tournant vers elle. Ce ne sont que des sales canassons.
-Mais c'est une race intelligente!! s'exclama-t-elle, stupéfaite et horrifiée.
-S'ils étaient aussi intelligents, objecta-t-il en se penchant au-dessus d'elle, ils ne s'attaqueraient pas à nous pour leurs rites de passage à l'âge adulte. Ils nous tuent, on les tue. Ce serait bête de laisser perdre toute cette viande.
Elle allait insister quand Fenris se ramassa soudain sur ses jarrets et se prépara à bondir, grondant de rage et découvrant ses longs crocs blancs jusqu'aux gencives.
Une licorne venait de surgir d'un bosquet et se précipitait sur eux à toute allure, chargeant le loup, sa corne en avant. Le garou saisit Alizea par le bras et la fit passer derrière lui si brutalement qu'elle en décolla du sol et atterrit à genoux. Il bondit au passage sur le dos de la licorne et s'accrocha à la crinière, plantant profondément ses griffes dans son dos, faisant couler le sang. Celle-ci pila brusquement et tenta de le désarçonner en ruant et en effectuant des sauts de mouton, mais le garou était fermement agrippé et réussit à se maintenir sur le dos de l'équidé dont la robe dorée se souillait de rouge.
C'est alors qu'Alizea le reconnut. C'était Askerian.
Elle leur hurla d'arrêter, mais elle savait qu'il s'agissait là d'un duel à mort. Elle ne les stopperait pas en criant.
Soudain, Askerian se dressa sur ses postérieurs, se cabrant de toute sa hauteur. Fenris l'avait mordu à la nuque, et resserrait lentement les mâchoires pour atteindre la colonne. Il aurait mieux fait de le lâcher… Askerian se dressait de plus en plus haut, et Alizea saisit brusquement ce qu'il voulait faire.
Il atteignit soudain la verticale. Fenris, comprenant enfin, tenta de se dégager, mais il s'était emmêlé dans les longs crins blancs.
Askerian se laissa tomber à la renverse sur le dos, écrasant le garou sous ses cinq cent kilos…
La licorne roula sur le côté et se releva d'un coup de reins. Le loup gisait à terre, assommé, mais par une chance inouïe, il était décalé sur le côté quand Askerian s'était écrasé au sol, il ne l'avait encaissé que sur le côté et pas de plein fouet… Il reprit conscience presque aussitôt, et roula sur le ventre, grognant furieusement, secouant la tête pour éclaircir sa vue, une patte à la traîne. Il s'accroupit prêt à bondir en face de la licorne ensanglantée qui piaffait en face de lui. Tous les deux se préparèrent, Askerian à clouer le garou au sol, et Fenris à l'égorger quand il passerait à sa portée.
Alizea se rappela brusquement la technique qu'elle avait employée pour séparer Ashram et Reiyel. Elle dressa autour d'eux deux barrières de protection le plus vite qu'elle put. Askerian, qui chargeait à ce moment, se la prit de plein fouet, et ses jarrets fléchirent sous le choc inattendu.
-Fenris, Askerian, ça suffit!!! Si l'un de vous tue l'autre, j'achèverai le survivant, OK?! Je vous interdis de vous battre!! T'entends, Fenris, c'est un ordre!! Quand à toi Kerry, si jamais tu te calmes pas tout de suite, j'te détesterai jusqu'à ma mort!!
Ils détournèrent lentement les yeux l'un de l'autre et la dévisagèrent longuement, également stupéfaits.

-Alors, tu retournes déjà dans ton monde? Décidément, je ne peux te voir qu'entre deux passages… Tu vas revenir ensuite?
-Je ne sais pas, peut-être… Mais pas avant un certain temps. Comme je te l'ai dit, je dois d'abord retrouver les êtres qui se sont enfuis…
-Tu as bien dit que tu avais le droit de recruter de l'aide, non? J'aimerais bien connaître le monde des humains… Et puis je voudrais rester avec toi. Tu sais, je crois que j'ai vraiment flashé sur toi l'autre fois… Tu m'as manqué… ajouta-t-il avec un petit sourire coquin.
Comme d'habitude, il y allait cash. Elle rougit comme une pivoine. Mais qu'est-ce qu'elle avait de si spécial, pour ce monde? Elle n'avait pas l'habitude d'être le centre d'intérêt de tous les mâles du coin…
-Je ne suis pas sûre que tu puisses venir, tu sais Askerian… D'abord, tu te souviens du démon dont je t'ai parlé? Il est là-bas, chez moi. Il… On est ensemble.
-C'est pas grave, répondit-il avec un grand sourire moqueur, j'arriverai bien à te séduire un de ces jours! Et puis, pour autant que je puisse le sentir, t'es toujours vierge… ajouta-t-il en tirant un bout de langue d'un air effronté.
-Kerry!! s'exclama-t-elle en rougissant. C'est pas vrai, t'as pas changé!! Et puis, Fenris est obligé de venir à cause de la loi de son peuple, et je ne pense pas que vous arriveriez à vous entendre, toi et lui…
-Dis-moi plutôt clairement que tu ne veux pas de moi!! s'exclama-t-il, blessé.
-Mais j'ai pas dit ça!! se récria-t-elle. Je serais contente que tu viennes, mais comme mon ami, pas comme rival de mon mec et ennemi de mon protecteur! Je t'aime bien, Askerian, c'est vrai, mais je tiens aux autres aussi!!
-Tu ne sais pas quels êtres tu vas devoir affronter, lui dit-il très sérieusement, et un sale clebs, un démon et un centaure aussi bizarre que l'aut' Drao ne suffiront peut-être pas à t'aider. C'est trop dangereux pour que tu te permettes de refuser de l'aide.
-Oui… Tu as raison. Mais… ton clan?
A sa grande surprise, il se mit à rougir et baissa la tête, gêné.
-Heu. Je pense pas que ce sera un problème… en fait je pense que ce serait mieux si je me faisais oublier un peu.
-Quoi? Ok, qu'est-ce que tu as fait encore? soupira-t-elle.
-Beeeeeeeeeeeen…
-Askerian.
-Me suis fait pincer à draguer une des juments de l'étalon.
-Je rêve. T'es intenable!!
-Aussi irrésistible sois-tu, Alizea, je ne suis pas assez noble et résistant pour pouvoir renoncer aux plaisirs de la chair pendant les six mois qu'il t'a fallu pour revenir… Aie!
Ils rirent un peu tous les deux.
-Enfin bref, de toute façon, je suis dans la troupe des Yearlings, pas dans la bande centrale…
-Quoi? Moi pas compris, répliqua Alizea en faisant la grimace.
-Les licornes vivent en troupeaux. Plusieurs troupeaux. Y a le troupeau central, avec l'étalon dominant, et ses juments, et les poulains, et des petites bandes de yearlings et d'étalons subalternes qui orbitent autour, comme une patrouille permanente si tu veux. Quand il y a des menaces pour les juments et poulains, ils aident à défendre et dans ces cas obéissent à l'Etalon, mais la plupart du temps ils font un peu ce qu'ils veulent. Donc j'ai le droit de me balader si j'ai envie.
-Ok, je vois. …D'accord, tu peux venir. Mais je compte sur toi pour ne pas faire de bêtises… Et je veux ta parole que tu m'obéiras! Je ne peux pas me permettre de laisser un type aussi tordu que toi divaguer dans mon monde! rit-elle.
-Parole d'honneur, mon ange!! éclata-t-il de rire.
Fenris serrait les dents, mais il ne dit rien, comme à son habitude. Elle eut peur de l'avoir blessé et se dirigea vers lui pour poser la main sur son épaule.
-Fenris, je suis désolée mais il a raison, j'ai besoin d'autant d'aide que je pourrai en rassembler… Tu verras, vous finirez par vous entendre…
Mais ce n'était qu'un vœu pieux et il le savait comme elle. Il se détourna avec un grognement absent, et répondit d'une voix atone:
-Ne t'embête pas à me fournir des explications, Alizea. Tu ne me dois rien, c'est moi qui te dois tout. Je t'obéirai, quoi que tu m'ordonnes. Je ne suis pas là pour juger de tes actes.

Quand ils arrivèrent, Alizea constata qu'elle avait réussi à influencer la direction du pentacle. Ils étaient à quelques kilomètres de chez elle, dans un pré en pente raide qui surplombait une route. Elle remercia sa bonne étoile de ce qu'aucune voiture n'était en train de passer, et se tourna vers Fenris et Askerian. Ils regardaient autour d'eux, curieux, reniflant l'atmosphère de la banlieue d'un air absorbé. Kerry fixait avec intérêt les poteaux du téléphone. Les vaches dans le pré étaient tassées à l'autre bout de l'enclos, paniquées par Fenris qui les regardait en se léchant les babines.
-Fenris, non! Ici, on ne chasse pas ces animaux!! lui ordonna-t-elle, lui arrachant un grognement de dépit.
Ils étaient tous les deux sous leur forme originelle, se rendit-elle compte avec une poussée de stress. Si quelqu'un passait, on n'allait pas tarder à savoir qu'un loup-garou et une licorne se baladaient dans un pré à deux pas de la banlieue.
Elle les entraîna vers la haie, puis, s'assurant qu'ils étaient hors de vue, elle demanda à Kerry de prendre sa forme humaine tandis qu'elle traçait un pentacle autour de Fenris. Elle retrouva la formule de changement de forme après quelques minutes stressantes, ralentie par le grimoire qui se refermait tout seul et Fenris qui grognait, mal à l'aise, et voulait à tout prix sortir du cercle: il avait horreur de la magie, qui lui inspirait à la fois du mépris pour les lâches qui l'utilisaient et de la méfiance pour ce qu'on pouvait en obtenir.
Au bout de deux minutes, Alizea lança la formule, et elle et Askerian attendirent le résultat. Ils en restèrent bouche bée tous les deux.
La formule qu'Alizea avait employée avait pour effet de traduire en équivalences l'apparence de la cible. Autrement dit, si on était grand, vieux, moche, mince, pour sa race d'origine, on le devenait pour la race qu'on prenait. Si on avait un gros museau, des pattes fines, les sabots tordus, les écailles plus foncées que la moyenne, ça se convertissait.
Fenris se tenait au milieu du cercle, l'air penaud comme un chien surpris à faire une bêtise, entièrement nu- un détail qu'Alizea avait oublié- sous une forme humaine pour le moins inattendue.
Il ressemblait -évidemment- à un garçon, plutôt mignon, aux cheveux noirs drus et coupés en brosse, et aux yeux verts, moins brillants toutefois que la version originelle; il était mince, mais compact, plein de muscles durs et bien dessinés, bien que petit pour son âge apparent. Son âge d'environ QUATORZE ans.
Alizea le fixait, médusée. Askerian laissa échapper un sifflement surpris.
-C'est pas vrai!!? Bon sang, si c'est ça les gamins chez les garous, j'veux pas voir les gros baraqués!!
Fenris lui lança un de ses regards menaçants par en dessous, mais ça n'eut pas le même résultat que d'habitude. C'était vrai qu'un ado de quatorze ans était moins terrifiant qu'un lycanthrope de deux mètres de haut pour quatre-vingt centimètres de large! Bon sang, il était bien plus petit qu'Alizea, et elle n'était pas très grande, même pour une fille!!
Ce crétin d'Askerian était mort de rire.
-Ben ça, si j'm'attendais à c'que le redoutable loup-garou garde du corps soit un gosse!! Tu sais qu't'es plutôt mignon, p'tit chou? Wahahahaha!!!!
Fenris lui prouva alors que si son apparence était moins impressionnante, sa vitesse de réaction restait redoutable. Il bondit sur Kerry et, lui saisissant le bras, le mordit jusqu'au sang.
-Bien fait!! lui cria-t-il d'un air à la fois furieux et blessé, s'essuyant la bouche d'un revers de la main. Et toi, avec tes bouclettes, t'as l'air d'un hongre qui voudrait être une jument, si tu crois que c'est mieux!!!
La métamorphose semblait le rendre plus bavard, ou peut-être y avait-il là un point sensible.
-Moi, un hongre?! s'exclama Askerian, une main sur son bras. Tu vas voir, sale petit clébard!!!
Apparemment, Fenris avait lui aussi touché au vif. Askerian reprit sa forme originelle et se prépara à charger. Le garou se campa sur ses jambes et attendit l'assaut, mais comme c'était Alizea qui l'avait transformé, il était resté sous sa forme humaine. Il n'avait pas sous cette forme la moitié de sa force et de sa vitesse… Il allait se faire embrocher!
Alizea se mit en colère et utilisa un nouveau sort d'immobilisation qu'elle avait cru utile d'apprendre, non sans raisons!! Ce sort ayant bloqué tous leurs muscles, elle s'approcha tranquillement et dessina un pentacle autour d'Askerian immobilisé, qui la regardait avec appréhension, sans daigner lui adresser un seul mot d'explication. Elle le retransforma en humain avec le même sort que pour Fenris. Ainsi, son apparence dépendrait seulement d'elle. Ensuite, elle se mit entre eux deux et déclara d'une voix d'un calme effrayant:
-Si vous vous disputez encore une seule fois, je vous abandonne ici tous les deux. Et ne vous en faites pas si, coincés hors de votre monde, vous vous sentez un peu seuls, je viendrai vous rendre visite au zoo de temps en temps…
Elle demanda à Askerian de créer des vêtements au garou, comme il le faisait pour lui, puis ils descendirent sur la route et se mirent en marche vers la ville.

Trois quarts d'heure plus tard, ils étaient devant la maison de la vieille. La traversée de la banlieue avait été infernale. Alizea leur avait demandé de montrer le moins possible leur surprise, mais mis à part leur ébahissement compréhensible et leurs questions de gosses de trois ans, il y avait eu autre chose: Askerian n'avait pas cessé de se retourner sur toutes les jeunes filles raisonnablement séduisantes qui passaient -apparemment, il adorait le style vestimentaire à la mode ces temps-ci: minijupe et débardeur- quand à Fenris, il semblait souffrir le martyre, en silence comme d'habitude, mis au supplice par les bruits autant que par les odeurs de pots d'échappement.
Elle sonna au portail. Elle n'avait pas retiré son doigt du bouton que des pas précipité se faisaient entendre sur le gravier. Ashram ouvrit la porte à la volée.
- T'en as mis un temps, tu te faisais culbuter en route ou quoi?
-Crétin fini!! râla-t-elle en entrant, précédant ses compagnons de route.
Elle avait eu deux jours pour se réhabituer à l'idée de son retour, elle s'était aussi réhabituée à leurs disputes routinières. Et ce n'était pas parce que son absence lui avait permis de mieux se rendre compte de ses qualités que ses défauts avaient disparu…
Elle regrettait un peu de s'être laissé coller comme ça… Il allait croire qu'elle avait abandonné la lutte.
-C'est qui ceux-là? demanda le démon en lançant un regard soupçonneux aux deux compagnons d'Alizea. Ils sont du monde magique…
Askerian se planta en face de lui, sourcils froncés et mains dans les poches.
-Et toi, qui t'es? Je vois pas pourquoi t'aurais plus que nous le droit d'être avec Alizea!
-Pour quoi? répéta le démon d'une voix dangereusement douce. Pour ça!!
Alizea bénit le fait qu'ils aient été à l'intérieur de la propriété. Ashram l'avait attrapée par le coude, la serrant contre lui, et l'embrassait passionnément, comme s'ils avaient été seuls. Elle ne put s'empêcher de pousser un cri de surprise et dut faire un signe de dénégation à Fenris qui était prêt à bondir sur le démon; vu la réaction instinctive de recul qu'elle avait toujours dans ces cas-là, il n'était pas improbable qu'il la croie en danger… Et elle voulait à tout prix éviter une bagarre.
C'était mal parti. Askerian les regardait d'un air énervé. Il était pâle de rage, et prenait visiblement le comportement du démon pour un défi… Ce que c'était effectivement.
-Ash, lâche-moi, ça suffit, lui demanda-t-elle, gênée.
-Tu blagues?! Quand t'es partie, ça faisait plus de six mois qu'on s'était pas vus!! Non, ça ne suffit pas!!
-Elle t'a dit de la lâcher, déclara Fenris d'un ton menaçant.
Ashram le fixa quelques secondes, puis éclata de rire.
-Et qui va m'y forcer? Toi peut-être? Va jouer ailleurs, gamin.
Fenris siffla entre ses dents, visiblement atteint dans son honneur qu'Alizea savait très développé.
-Alizea, souffla-t-il, comme un chat en colère, rends-moi ma vraie forme, s'il te plaît.
-Pour que tu te battes avec Ashram? Pas question, Fenris, il te tuerait, aussi fort que tu sois! Il est sorcier, tu sais…
Elle se retourna pour fixer le démon, mains sur les hanches.
-Quand à toi, crétin universel, tu fiches la paix à Fenris ou je couche dans la chambre de Drao jusqu'à ma mort.
-Il sera mort bien avant toi, répliqua-t-il. J'y veillerai personnellement.
-Tu veux en discuter avec mon père? demanda-t-elle du tac au tac.
Touché… Ashram tira une mine de dix pieds de long, puis lui fit une grimace moqueuse.
-Tu veux dire que je serai obligé de te dépuceler devant Drao? demanda-t-il en faisant mine de ne pas s'apercevoir qu'Alizea rougissait. OK, je le laisserai tranquille, ce merdeux. Mais il a pas intérêt à me chercher. Quand à l'autre…
Il se planta face à Askerian.
-Rappelle-toi qu'Ally est mienne. Et que les démons n'ont pas une manière très douce de régler ce genre de désaccords…
-Je n'ai pas peur d'un mec qui n'a même pas été foutu de dépuceler sa petite copine et qui n'arrive qu'à la faire pleurer.
Ashram ne répliqua rien, se contentant de sourire. Alizea n'eut même pas le temps de se placer devant la licorne pour le protéger. Un éclair noir d'énergie ténébreuse l'avait frappé, l'envoyant bouler contre la clôture. Fenris le regarda voler, toujours impassible, le seul indice de sa surprise étant un sourcil haussé d'un millimètre. On aurait dit qu'il avait toute sa vie vu des Askerian passer en trombe devant lui…
C'est à ce moment que Drao sortit de la maison.
-Ashram, soupira-t-il, dois-je te rappeler que tu n'es pas censé être ici, et que si jamais tu te sers trop de la magie sans raison, et en pleine ville en plus, tu risques d'attirer l'attention d'un espion du Pacte? Il viendrait te chercher par la peau du cou, et ce serait alors le moindre de tes soucis de ne plus pouvoir aider Alizea. Et c'est pour le coup que tu seras séparé d'elle… Tu y tiens tant que ça à retourner dormir quelques siècles dans un cercle?
Il alla relever Askerian, qui, affalé contre la palissade, n'était toutefois pas blessé, comme la jeune fille l'avait craint, mais simplement sonné par le choc.
-Ca va? demanda le centaure à la licorne.
-Ca a l'air d'aller? lui répliqua ironiquement celle-ci.
Askerian repoussa Drao et se campa difficilement sur ses jambes en face d'Ashram, relevant fièrement le menton.
-Si tu crois que c'est comme ça que tu m'empêcheras de la draguer… Et t'as de la chance que sous cette forme je ne puisse pas utiliser la magie!! Moi aussi, j'ai des sorts balèzes!!
Ashram n'eut pas le temps de répondre avec les insultes qu'il avait sur le bout de la langue.
-AH, CA SUFFIT MAINTENANT!!!! tempêta Alizea, à bout de nerfs. Je crois que je vais tous vous renvoyer et me débrouiller seule avec Drao!! Je suis pas un objet, bon sang!! J'ai le droit de choisir moi-même, et ça vaut pour l'un comme pour l'autre!! cria-t-elle à Ashram qui souriait moqueusement à Askerian. Maintenant vous arrêtez vos conneries de mâles décervelés et vous rentrez à la maison, on va finir par alerter les voisins.
Les garçons, surpris par sa réaction, l'avaient écoutée sans rien dire. Fenris avait arboré l'air coupable d'un chien pris en faute, Askerian avait rougi, quand à Ashram, il s'était contenté de hausser les épaules et de tourner le dos, mais elle le connaissait assez pour savoir qu'il était vexé. Il l'avait cherché, zut!! C'était vrai qu'elle avait un faible pour lui, mais ça ne l'autorisait pas à la traiter comme sa propriété, d'abord!
Drao intervint à ce moment, apportant sa propre solution pour détendre un peu l'atmosphère.
-Quelqu'un a faim? Je crois que c'est prêt.

Le premier transfuge de l'autre monde que Drao repéra grâce à sa sensibilité exacerbée fut un orque, errant dans la campagne à quelques kilomètres. Ces brutes sans cervelle n'étaient dangereuses que pour autant qu'on devait les combattre avec la force physique. Mais si un orque était un combattant redoutable pour un humain, il ne valait guère face à un lycanthrope. Et encore moins face à un démon de la noblesse, à sale caractère déjà en temps ordinaire, mais en plus frustré sexuellement, et énervé de n'avoir pu se battre depuis longtemps.
Ce fut un massacre.
Quand ils finirent enfin par s'occuper de lui.

Quand ils partirent à sa recherche, Alizea dut redonner sa forme aux deux 'ennemis mortels', Askerian et Fenris. Ashram ne fit, bizarrement, aucun commentaire sur le loup, se contentant de le mesurer du regard avec le vague début d'une faible lueur de respect dans les yeux, commençant à changer légèrement d'avis sur son efficacité en tant que garde du corps. Mais quand Kerry eut l'imprudence de demander à Alizea si elle voulait grimper sur son dos, pour faire le chemin, à portée de ses oreilles, ce fut autre chose. Il le saisit brutalement par la queue, et mettant à profit toute sa force de démon, il tira en arrière ses cinq cent kilos sur quelques mètres; sans rien dire, mais avec une expression facilement identifiable: jalousie pure.
La licorne lui lança une ruade pour le forcer à le lâcher, qu'il esquiva au dernier moment. Il se vengea en lui claquant la croupe de toutes ses forces. Kerry fit volte-face et le chargea, mais il n'avait pas prévu qu'Ashram esquiverait dans le seul endroit où il ne pouvait pas l'atteindre: dans les airs.
C'est alors qu'Alizea apprit que les licornes n'avaient pas deux formes mais trois…
Askerian s'entoura de cette lueur dorée qui préludait chez lui aux transformations. Mais ce ne fut pas un humain qui apparut dans le halo.
C'était un animal de la taille d'un gros saint-bernard, mais qui n'avait rien d'autre en commun avec cet animal. Sa tête était celle d'un rapace, ainsi que toute la partie antérieure de son corps. Il avait des serres acérées, de grandes ailes, de couleur blanche ivoire, et la moitié postérieure de son corps était celle d'un fauve, au poil doré et ras. Sa queue était faite de très longues plumes…
Alizea ne put admirer bien longtemps cette créature superbe qu'était un griffon, car il avait bondi presque immédiatement dans les airs à la poursuite d'Ashram. Elle apprit aussi que les griffons avaient quelques capacités en magie, surtout la magie de l'air… La Foudre.
Ashram se protégea de l'éclair de justesse, mais sa puissance lui avait fait perdre l'équilibre et il tomba, se rétablissant juste avant de toucher le sol. Il se préparait à bondir à nouveau dans les airs pour affronter le griffon quand Alizea se précipita et se pendit à son cou pour le retenir.
-Fenris, attrape Kerry!! cria-t-elle.
Le griffon avait en effet commis l'imprudence de voler trop près du sol. Il était à environs quatre mètres de haut, mais la jeune fille connaissait la détente du loup-garou. Il l'attrapa par une patte de derrière et ils retombèrent tous les deux, laissant une traînée de plumes dans les airs. Fenris le cloua au sol d'une main griffue et attendit les ordres d'Alizea, agenouillé sur les ailes de son ennemi avec un 'sourire' de loup.
Ashram repoussa la jeune file et se dirigea vers Askerian toujours à terre avec l'intention très nette de manger du rôti de griffon. Elle se résigna alors à employer la seule méthode efficace pour l'arrêter, à savoir l'enfermer dans un bouclier de protection.
Au milieu des cris de rage des deux combattants, on entendait à peine la voix douce de Drao, mais ce qu'il disait les fit taire aussitôt.
- L'orque est maintenant à moins de trente mètres d'une ferme et il l'aura atteinte dans moins de trente secondes. Et je sens trop bien à mon goût ses envies de meurtre. Si vous avez fini de vous chamailler , les enfants…

Fenris rabattit l'orque en silence vers un lieu moins fréquenté avec autant d'habileté qu'un chien de berger avec des moutons. Alizea ne voulait pas de mort inutile, même pas celle d'un orque, aussi elle lui demanda tout d'abord s'il était disposé à rentrer gentiment chez lui.
Pour toute réponse, il poussa un hurlement bestial et fonça sur elle. Il n'avait pas fait deux mètres qu'il s'écroulait, ses jambes partant en tranches régulières tandis qu'il recrachait ses tripes et que sa cervelle lui ressortait par le nez. Heureusement, Alizea n'avait rien vu de tout ça car aussitôt, Fenris s'était placé devant elle pour la protéger. Ashram souriait, très satisfait.
-Ca fait du bien de se défouler un peu!! Si on rentrait? J'ai faim…
Il fit disparaître le corps dans une grande explosion de flammes, puis se détourna, reprit sa forme humaine et repartit vers la ville. Après un instant d'hésitation, les autres le suivirent.

[Fenris le Noir du clan de la Lune de Sang] [Pleine lune]