Cercle de Silence

3e partie: Réunion

Chapitre Deux: Fenris le Noir du clan de la Lune de Sang

Alizea n'était pas dans le monde magique depuis une heure qu'elle était déjà poursuivie par des orques. Elle courait aussi vite qu'elle le pouvait, mais ils étaient toujours sur ses talons. Elle ne pouvait pas utiliser de sorts contre eux car nulle part dans ce grimoire il n'y avait de sorts d'attaque adaptés à sa sorte de magie, et les seuls sorts de protection assez puissants pour les contrer lui auraient demandé soit trop de temps, soit plus de puissance qu'il ne lui en restait après l'ouverture du pentacle.
Donc, elle courait.
Ils avaient l'air gros, se disait-elle. Peut-être qu'ils s'essouffleraient vite? Quoique… Après vingt minutes de course, elle avait l'air bien plus fatiguée qu'eux. Elle réfléchissait si intensément aux moyens à sa disposition pour les semer qu'elle ne vit pas la racine traîtreusement dissimulée devant ses pieds. Elle tomba brutalement sur un genou. Le temps qu'elle se relève et ils étaient presque sur elle. Avant d'avoir retrouvé son équilibre, elle se précipita dans un buisson, trébucha encore une fois, puis s'étala de tout son long dans la petite clairière derrière le buisson. Le choc lui coupa le souffle. Sonnée, elle attendit, impuissante, qu'ils se jettent sur elle.
Rien.
Lentement, Alizea se retourna, appuyée sur les coudes. L'avaient-ils perdue de vue?
Ils étaient figés derrière elle, à deux mètres, et regardaient par dessus sa tête d'un air terrorisé. Ils firent brusquement demi-tour et s'enfuirent sans demander leur reste, la laissant stupéfaite.
Elle se retourna, encore plus lentement. Une chose assez terrifiante pour faire fuir des orques était sûrement…
…Plus qu'assez pour la faire fuir aussi, si elle avait seulement osé se relever.
Une créature immense, de deux mètres au moins, couverte de poils noirs, se dressait de toute sa hauteur à un mètre à peine d'elle, et elle dut se tordre le cou pour le voir jusqu'en haut. L'être était mi homme, mi loup. Sa tête, ses pattes arrière, étaient celles d'un loup. Il avait une queue longue et poilue. D'un autre côté, son torse et ses bras étaient humains. Mais ses ongles étaient de vraies griffes, acérées comme des rasoirs et longues comme les doigts d'Alizea. Et ses crocs longs, blancs et recourbés n'avaient rien d'humanoïde… Dressé sur ses pattes arrière comme un homme. Atrocement paralysant. Un monstre lycanthrope.
Il baissa le museau pour la regarder, fixant sur elle le feu de ses iris émeraude, si intenses qu'ils semblaient luire. Elle était tétanisée. Posément, il s'accroupit face à elle, l'observant de ses prunelles qui ne révélaient rien de ses pensées. Mais, pensait-il seulement? Comment le savoir? Elle ne recevait rien de lui, aucune impression.
Il tendit une main griffue vers elle, la posa sur son épaule. Allait-il lui arracher le bras? Il la releva, sans paraître faire le moindre effort. Il la dominait de si haut… Il lui rendait presque cinquante centimètres, et en largeur… Il s'éloigna de quelques pas, lui tournant le dos, puis s'arrêta. Il la considéra du coin de l'œil pendant quelques secondes, puis lui fit signe de le suivre. Après un instant d'hésitation, elle obéit prudemment.

Le soir, il avait allumé un feu dans un recoin au pied d'une falaise et faisait cuire un lapin qu'il avait attrapé. Alizea ne cessait pas de l'observer dans ses moindre faits et gestes. Il avait un comportement étonnamment humain pour un type à tête de loup. Il avait l'air dangereux à première vue -à la seconde et à la troisième aussi, pour être exact…- mais il n'avait pas montré le moindre signe d'agressivité envers elle. Elle ne pouvait pas lire ses traits pour connaître son humeur et ses pensées, mais… Et puis, il l'avait aidée contre les orques, il l'acceptait auprès de son feu, il lui donnait même à manger… Elle dévora le morceau de lapin qu'il lui offrait en quelques instants, se cala contre son sac et s'endormit, sans plus réfléchir. Elle avait décidé de lui faire confiance, et dans ce domaine, elle se trompait rarement.
Quand elle se réveilla, il était roulé en boule à quelques pas d'elle. Il s'éveilla instantanément en l'entendant bouger et s'étira comme un chat avant de se lever, faisant le dos rond avant de se cambrer en arrière. Quand il renversa le museau vers le ciel, elle vit une tache blanche sur sa gorge, juste sous la mâchoire. Cette tache lui rappelait vaguement quelque chose… Bizarre, cette sensation. Elle n'avait jamais rencontré de loup-garou avant, tache blanche sur la gorge ou pas.
Elle ne savait pas d'où lui venait la sensation qu'il n'était pas bien vieux, mais c'était l'impression qu'il lui faisait. Peut-être à cause de sa souplesse et de sa vigueur… Et elle savait au moins à présent qu'il ne lui voulait absolument aucun mal. Il avait eu trop d'occasions.
Quand elle partit pour la cité des Anges, il la suivit, cheminant tranquillement à deux pas d'elle. Sans rien dire, sans montrer quoi que ce soit. Comme si sa place était ici, à côté d'elle. Après tout, il ne la dérangeait pas, et si sa présence décourageait les mauvaises rencontres d'attaquer… Tout en marchant, elle ne pouvait s'empêcher de lui lancer des petits coups d'œil curieux. Finalement, sa forme n'était pas si laide… Esthétiquement parlant, il était même très beau… Même si ce n'était pas ça qui le rendait moins effrayant.
Pas une seule fois il ne daigna baisser les yeux sur elle du haut de ses deux mètres, tournant lentement le museau au vent, tranquille comme quelqu'un qui sait que seul un fou voudrait lui causer des ennuis.
Au bout d'une heure, elle finit par avoir trop mal aux pieds pour pouvoir marcher, et s'assit au bord du sentier, ou plutôt se laissa tomber comme une masse. Elle poussa un soupir de fatigue à défeuiller les arbres, et pesta tout bas contre son manque d'endurance.
Elle cligna des yeux quand elle vit les grosses pattes griffues du loup devant elle, et leva les yeux vers sa tête. Il se penchait sur elle… Hein? Mais pour quoi faire?
Le loup la saisit par la taille et la posa sur ses épaules d'un seul mouvement fluide. Puis il continua à suivre le chemin, Alizea perchée sur ses épaules à plus de deux mètres de haut, sans se préoccuper de sa réaction de stupéfaction. Mais après tout, elle était assise plutôt confortablement, les deux jambes perdues dans son épaisse fourrure noir d'ébène, et le loup-garou avait l'air de pouvoir marcher des heures en la portant sans faire un effort particulier. Elle le laissa faire- comme si elle pouvait l'en empêcher de toute façon…
Pendant les deux heures que leur prit le trajet, elle rêvassa. Surtout sur le loup, évidemment. Et surtout sur la petite tache blanche sur sa gorge. Après beaucoup d'efforts, elle finit par se rappeler où elle en avait vu une semblable. Sur le petit louveteau qu'elle avait sauvé en rentrant chez elle. Mais c'était sûrement une coïncidence… Non?
-Petit loup? C'est toi le petit loup que j'ai rencontré il y a sept mois? Non, c'est stupide…
C'était une idée ridicule. En sept mois seulement, il n'avait pas pu grandir à ce point, et le louveteau était normalement formé, pas hybride comme celui-là.
-C'est moi, dit-il d'une voix rauque, basse et pas tout à fait humaine, qui tenait à la fois du feulement et du grondement.
En lui adressant la parole, Alizea voulait simplement faire quelque chose qui la distrairait un peu, histoire de meubler le silence qui commençait à lui peser; elle s'attendait à tout sauf à une réponse. Pendant quelques minutes, elle ne sut quoi dire, stupéfaite. Autant du fait qu'il ait répondu que de la réponse elle-même.
"Miiiince… Heureusement que je ne l'ai pas embarqué chez moi, finalement… "
-Ah bon… Excuse-moi si je ne t'ai pas reconnu tout de suite…
-Tu aurais eu du mal, lâcha-t-il, laconique.
-Oui, c'est sûr! rit-elle, soulagée qu'il ne semble pas le prendre mal. Tu… Voudrais m'aider?
Il attendit quelque temps avant de répondre, comme s'il lui fallait le temps de traduire et de chercher ses mots.
-Oui. Tu as sauvé ma vie. Je te suivrai.
-Oh, si tu veux! s'exclama-t-elle, ravie de cet allié de poids plutôt inattendu. Je suis contente de me faire un ami en plus… Comment tu t'appelles?
-… Fenris le Noir, fils de Fenris le Rouge. Du clan de la Lune de Sang.
Il avait encore hésité avant de répondre. Et elle ne savait pas trop comment reconnaître de la réticence dans ce genre de voix, mais là… Il aurait fallu le vouloir pour ne pas l'entendre.
-Moi, c'est Alizea, euh… fille de Gabriel.
L'usage de ce monde voulait qu'on se présente avec le nom de son père et celui de son clan, on ne se servait pas de noms de famille. Mais Alizea n'avait pas de clan à proprement parler. On se servait beaucoup de surnoms aussi, comme lui- le Noir-, ou comme le père d'Ashram -sans -pitié. Elle se souvint de quelque chose qui l'avait intriguée dans sa présentation.
-Tu portes le même prénom que ton père?
Il ne répondit pas verbalement, se contentant de hocher la tête. Alizea se tut, sachant reconnaître une envie de changer de sujet.
Il se mit brusquement à trotter dans une montée. Arrivé au somment de la crête, il stoppa net. Devant eux, entourée de petites collines sillonnées de ruisseaux, se dressait une ville immense. Blanche en majorité, elle se composait de hautes tours effilées, de remparts tarabiscotés, de châteaux merveilleux… Le tout composait un chaos apparent, mais en même temps remarquablement harmonieux.
Fenris resta en haut du chemin quoi serpentant la vallée quelques minutes, puis tourna la tête vers Alizea, toujours sur ses épaules.
-Oui, c'est là que je vais. Tu veux me laisser ici?
Pour toute réponse, il émit un grondement caverneux et reprit le chemin qui descendait vers la ville.
Ils arrivèrent enfin à la porte de la cité des anges. Cette cité était occupée uniquement par des anges de pure souche et des métis à forte proportion d'ange, et des ambassadeurs des autres races, comme leur expliqua d'un ton hautain un ange de basse caste qui servait de garde-barrière. Autrement dit, seuls les anges pouvaient y entrer. Les manières de ce prétentieux commencèrent à chauffer les oreilles d'Alizea, qui était déjà fatiguée de ce voyage interminable et tendue à cause de sa future rencontre avec son père et de ses révélations. Elle l'interrompit brutalement au milieu d'une phrase.
-Si je suis une ange, je pourrai entrer sans problèmes, c'est ça?
-Oui, si vous étiez…
Alizea concentra sa magie comme pour utiliser un sort, aidée par sa mauvaise humeur. Elle dégageait énormément d'énergie. Elle finit par réussir à faire jaillir ses ailes, à l'ébahissement du portier. Elle toisa celui-ci d'un air aussi hautain que le sien quelques secondes auparavant.
-Et à présent, je peux entrer?
Il fallut au type deux bonnes minutes pour se sortir de sa stupéfaction. Quand il arriva à reparler, ce fut sur un ton beaucoup plus respectueux. Mais s'il avait accepté le passage d'Alizea, il refusa tout net celui de Fenris.
-Votre… Garde du corps ne peut pas entrer, je suis désolé… Dites-lui d'attendre devant la porte…
-Mais vous faites chier!!
Alizea avait vraiment été influencée par Ashram plus qu'elle ne le croyait. Et puis, il faisait vraiment chier, ce type, elle savait très bien ce qu'il pensait vraiment, ce n'était pas garde du corps qu'il avait voulu dire, plutôt chien de garde! Elle se passa les mains dans les cheveux en soupirant fortement avant de reprendre.
-Y a pas moyen de lever l'interdiction?
-Elle a été posée par les Archanges en personne, personne ne peut rien faire, sauf eux. Ils sont les seuls à décider des exceptions, déclara le gardien d'un ton pincé qui semblait dire que ces demi-anges, décidément, on ne pouvait pas en attendre un comportement plus civilisé…
- C'est un archange qu'il vous faut? Bougez pas! PAPAAAA!!!! hurla-t-elle en direction du palais des Archanges, qui surplombait la muraille juste au-dessus d'eux.
Dix minutes plus tard, Gabriel descendit tranquillement d'une fenêtre. Pas trop tôt!! La situation était en effet en train de dégénérer. Le portier avait appelé la garde pour la chasser quand elle avait crié. Résultat: Fenris était enfin sorti de son impassibilité, mais pas en bien pour les gardes. Il avait foncé sur eux au moment précis où l'un d'eux attrapait Alizea par le bras. Le malheureux avait été projeté sur un mur, quand aux autres, après le passage en trombe du loup-garou dans leurs rangs, ils faisaient penser à un jeu de quilles après un strike. Il y avait des plumes partout.
Pourtant, Fenris ne les avait pas vraiment attaqués, il les avait juste renversés pour les empêcher d'atteindre Alizea. Elle avait été très surprise de sa vitesse de réaction: elle n'avait compris qu'il bougeait que quand il se fut placé devant elle. Autrement dit, quand il s'immobilisa. Il se campa sur ses pattes en position d'attaque, en poussant un grondement bas qui, pour n'être qu'un son non articulé, était quand même très compréhensible: 'vous bougez, j'attaque'. Ses crocs blancs étaient vraiment très longs.
La situation en était là quand Gabriel se posa entre le loup et les soldats et se tourna vers sa fille. Les gardes baissèrent leurs armes et s'inclinèrent bien bas, l'air très impressionnés qu'il se déplace en personne. Quand à Fenris, il paraissait beaucoup moins assuré, mais il continuait néanmoins à montrer les dents sans s'écarter d'un pouce. Alizea fut très surprise de sa fidélité inattendue: il savait visiblement qui était Gabriel, ou du moins ce qu'il représentait, il savait ce qu'il risquait, et il continuait à la protéger, bien qu'elle ne lui ait rien demandé. Elle commençait même à penser qu'il serait capable d'attaquer l'archange.
-C'est bon, Fenris, lui dit-elle à voix basse, en touchant son bras pour attirer son attention. C'est mon père.
Le loup la fixa d'un œil que la surprise rendait presque rond.
-Ton… commença-t-il, mais il fut incapable de continuer: la stupéfaction étranglait sa voix.
-Mon père, oui, malheureusement, répondit-elle en lançant un regard lourd de rancœur à Gabriel.
Le loup les regardait alternativement, tournant son long museau d'un côté puis de l'autre. Il finit par s'écarter avec un grognement dubitatif. Gabriel garda un œil sur lui tandis qu'il se rapprochait de sa fille. Il s'arrêta à deux mètres, tenu à distance par sa froideur, et lui adressa la parole, très étonné.
-Je peux savoir comment tu as réussi à t'attacher un garou?! Tu l'as vaincu en combat singulier, pour qu'il t'obéisse, ou quoi?!
-Ca va pas?! répliqua-t-elle d'un ton agressif. Je n'ai pas combattu Fenris!
Il ne lui avait même pas demandé comment elle allait.
-Alors, comment tu as fait? C'est bizarre, mais j'ai du mal à admettre qu'un garou de deux mètres ait besoin d'être sauvé par une gamine comme toi…
Elle haussa les épaules sans le regarder. Comment savait-il qu'elle l'avait sauvé?
-Il était petit, c'est quand je suis repartie dans le monde des humains.
-Après tout, ça te sera sûrement utile, dit-il d'un ton songeur, un esclave aussi fort, pour la mission que je vais te donner…
-Un esclave?!! Fenris est mon ami, ce n'est pas mon esclave!!!
-Si.
Mais c'était Fenris qui avait répondu, sa voix rauque laissant passer quelque chose qui ressemblait à de l'amertume.
-Mais… Je veux pas!! Pourquoi tu serais mon esclave?! s'exclama-t-elle, stupéfaite et n'y comprenant plus rien. Je veux qu'on soit amis, moi…
-On n'est pas ami avec un garou, Alizea, lui dit son père. On peut être allié, à la rigueur, ou employeur, s'il fait partie d'un clan mercenaire, mais les loups ne frayent pas avec les autres races. Jamais. Sauf quand ils doivent la vie à quelqu'un qui n'est pas un loup. Dans ce cas, ils en deviennent l'esclave, ajouta-t-il en haussant les épaules.
-Mais… C'était juste un bébé!! Il ne pouvait PAS se défendre tout seul!
-Alors il aurait dû mourir. C'est une loi de la nature, Alizea. De quel clan es-tu, au fait? demanda-t-il à Fenris.
-La Lune de Sang, répondit Fenris, toujours aussi laconique.
-KWAAAA!!!??! (retranscription approximative de la réaction de Gabriel.) Alors là, ma fille, j'aurai plus jamais peur pour toi!! rit-il, un peu nerveusement.
L'incompréhension d'Alizea était tellement visible qu'il commença à lui expliquer.
-Je suppose que tu n'en sais rien, évidemment… Le chef de chaque clan, chez les loups, est toujours le plus fort du clan. Le roi des Loups, c'est à dire le chef de tous les clans, peut être de n'importe lequel tant qu'il est le plus fort de tous. Mais dans la pratique, ceux de la Lune de Sang sont si forts qu'il a toujours fait partie de celui-là…
- C'est mon père, dit Fenris en regardant par terre.
-Le Roi?! En plus!! S'esclaffa Gabriel. Chérie, tu ne crains plus RIEN!
Alizea laissa échapper un soupir exaspéré.
-Tu pourrais peut-être me dire pourquoi tu m'as convoqué, au lieu de te ficher de Fenris?
-Euh… Oui… Suivez-moi.
Il pénétra dans la cité des anges. Après un instant de flottement, Alizea le suivit, accompagnée de Fenris qui marchait un pas sur le côté derrière elle, comme une escorte. Elle ne put s'empêcher de tirer la langue au portier, qui était si effrayé qu'il en faisait tomber des plumes tant il tremblait.
Gabriel les conduisit dans une salle attenante à la Salle du Conseil. Cette pièce faisait très Renaissance Italienne. Il y avait des dorures et des fioritures partout, et des miroirs à ne savoir qu'en faire. Fenris avait l'air très mal à l'aise, il ne cessait de coller aux basques d'Alizea en jetant des coups d'œil de tous côtés.
-Bon, tu me veux quoi?
-Parlons peu, parlons bien…
-Comme je te connais, ce sera dur, le coupa-t-elle.
-Alizea!! Je suis ton père, tu te souviens?!
-Je m'en souviens plus que toi!! Tu ne m'as même pas demandé comment j'allais!
-Parce que je le sais, ma chérie… soupira-t-il. Tu n'imagines même pas le nombre de mes espions qui se trouvent actuellement dans ta ville.
-Tu me fais espionner? demanda-t-elle en étrécissant les yeux.
-Non, je me contente de m'assurer que tu vas bien. Bon, passons à autre chose. Quand tu es partie dans l'autre monde, tu as laissé le passage ouvert derrière toi. Et le temps que Drao revienne nous prévenir et retrouve le pentacle que tu avais utilisé, et qu'on arrive à vaincre ta formule, des créatures magiques avaient sauté sur l'occasion pour s'enfuir dans ton monde… Et comme tu étais la déclencheuse du sort, et que celui que tu as utilisé est d'un genre spécial, le passage est resté dirigé sur toi. Ils sont arrivés dans ta région. Nous ne savons malheureusement pas quelles créatures, ni combien, mais imagine un peu la réaction des humains face à un elfe où à un centaure… Imagine aussi la réaction des autorités!
Alizea frissonna.
-Alors, le conseil a décidé que puisque c'était de ta faute, et que c'était un monde où nous n'avions pas le droit d'aller, c'était à toi de t'en charger. Tu as le droit de te faire aider par quelques personnes, si tu es sûre qu'elles ne commettront pas de plus gros dégâts que celles qui y sont déjà et qu'elles resteront discrètes; le Pacte fermera les yeux… J'ai préféré te l'annoncer moi-même, pour en profiter pour te voir.
-Comment ça vous n'avez pas le droit d'aller dans notre monde? demanda-t-elle en ne relevant pas la dernière phrase intentionnellement. Tu y étais bien, toi…
Gabriel rougit.
-En fait, je n'avais pas vraiment le droit… Je pensais n'y rester que quelques heures, mais… J'ai rencontré ta mère.
-On m'avait dit que vous étiez amis d'enfance…
- D'une certaine façon, c'est vrai…
Il se souvient.


Flash-back

Sous une apparence de gamin de treize ans, Gabriel se balade en ville. Il déambule sans but précis depuis une bonne journée, histoire de bien observer le monde des humains. Il n'aura sans doute pas de sitôt l'occasion d'y retourner, alors autant en profiter… L'archange est fasciné par l'évolution incroyable de ce monde, par les inventions sans nombre dont ont été capables les humains. En deux mille ans, pas plus… Mais il est vrai qu'on doit davantage se dépêcher d'inventer des choses si on n'a pas la magie pour s'aider et qu'on sait qu'on n'a guère plus que cinquante ans devant soi…
Il voudrait tout voir, tout connaître, émerveillé comme le gosse qu'il n'a jamais vraiment cessé d'être.
Vers les six heures du soir, il commence à fatiguer, et décide de s'arrêter dans un parc. Il va faire nuit et le parc est désert… Enfin, presque. Une petite fille d'environ huit ans joue seule au ballon près des balançoires. Gabriel s'assoit sur un banc pour se reposer, ferme les yeux et commence à s'endormir. Il est réveillé assez brutalement par le ballon qu'il se prend sur la tête plutôt violemment.
La petite fille court vers lui, l'air paniquée.
-Esscuse-moi m'sieur!! Chui désolée, j't'ai pas fait mal?!
-Non, c'est pas grave…
N'empêche qu'il saigne un peu. En reculant sous le choc, il s'est cogné le crâne contre le banc. La gamine en pleure.
-Chui désolééééée! J'voulé paaaaas t'faire maaaaal!!
-Ah, t'inquiète pas, je guérirai très vite, lui assure Gabriel, un peu gêné.
Lui qui ne voulait surtout pas se faire remarquer…
-Les anges, ça peut se guérir tout seul? lui demande la fillette d'un air dubitatif, penchée sur lui d'un air inquiet.
Il la regarde fixement pendant au moins trois minutes.
-Comment tu sais ça?!
-Ben, ça s'voit… Elles sont belles tes ailes, m'sieur l'ange! Tu voles avec? Tu vas haut? J'aimerais bien pouvoir voler, moi aussi… dit-elle d'un ton rêveur. J'partirais très très loin, et Rudy y pourrait plus m'embêter!
Cette gamine est adorable. Et si sérieuse. Et médium.
- C'est qui Rudy? demande-t-il pour prolonger la discussion.
- C'est mon frère, il est très méchant! Pis mon papa aussi, il est méchant! Dis, tu m'emmènes au Paradis?
-Je ne peux pas… Tu sais, les anges sont des gens comme tout le monde, ils ont juste des pouvoirs magiques très puissants.
Elle a l'air si déçue que Gabriel se sent obligé de la consoler.
-Tu veux faire un tour dans les airs avec moi?
Son sourire est lumineux.


Quatre ans plus tard.

C'est la septième fois que Gabriel trompe la surveillance du Pacte pour aller dans le monde des humains voir Aerith. Il n'y peut rien, il adore cette petite fille. Elle est tendre et douce, et très intelligente… Quoique, à bientôt treize ans, elle se vexe quand il l'appelle petite fille…
Il la repère de loin grâce à ses pouvoirs. Il vole jusqu'au quartier où elle est, et l'aperçoit. Elle marche sur le trottoir… Pas toute seule. Son père l'accompagne, et apparemment, ce qu'ils se disent ne s'apparente pas à des mots tendres.
Gabriel se surprend à haïr ce type. De quel droit cet enfoiré est-il aussi cruel avec son amie? Mais il ne peut rien faire pour l'aider. Il n'a déjà pas le droit d'aller dans ce monde, alors aller intervenir dans les affaires de ses habitants…
Il se pose derrière une camionnette et prend une forme humaine, la même depuis sa première visite: un préado de treize ans. Elle correspond à son apparence d'ange. Aerith a été un peu surprise de voir qu'il ne vieillissait pas, mais elle s'est habituée… Ils ont l'air d'avoir le même âge, à présent.
Gabriel met fin à ses réflexions et sort de derrière la camionnette. Il adresse à Aerith, de l'autre côté de la rue, un petit signe pour qu'elle le remarque, additionné d'un appel de pouvoir. Elle se retourne vivement vers lui. Gabriel serre les poings en voyant qu'elle pleure, à la fois furieuse et bouleversée. Il la voit, qui se détourne de son père, qui lâche son sac à dos, qui se met à courir vers lui, de toute sa vitesse.

Il aperçoit aussi, du coin de l'œil, la moto…

Elle gît au milieu de la chaussée, auréolée d'une flaque de sang. Il n'a pas eu le temps de crier.
-AERITH!!! hurle-t-il en se précipitant près d'elle.
Il se penche sur son corps, terrifié à l'idée de la perdre.
Elle est encore vivante. Mais plus pour longtemps. Il le sent. Elle est sur le point de mourir.
Alors Gabriel rompt définitivement avec le Pacte. Il reprend son apparence originelle, devant le père d'Aerith, devant le motard et les badauds. Pour le sort qu'il va tenter, il lui faut toute sa puissance. Il se fout totalement d'être vu ou non.
Pendant quelques secondes affolantes, le sort ne marche pas. Aerith est protégée par sa propre aura, plus puissante que la moyenne… Puis les blessures commencent à se refermer, les os crâniens à se ressouder, l'énergie vitale de l'archange passant en elle.
Il la dépose dans les bras de son père, trop stupéfait par ce qu'il voit pour réagir. Elle recommence à respirer normalement, mais, drainé par l'ouverture du pentacle, il n'a pas pu la guérir entièrement, et elle a besoin de soins intensifs pour sortir du coma.
-Portez-la à l'hôpital, ordonne-t-il au père. Et ne l'ennuyez plus JAMAIS.
Il dépense ses derniers restes de pouvoir pour effacer ce qu'ils ont vu de la mémoire des spectateurs. La seule chose qu'il restera au père d'Aerith, c'est une vague crainte respectueuse quand il aura encore envie de maltraiter la fillette.
Il prend son vol et va se percher sur le toit de l'hôpital pour attendre son réveil, s'interrogeant sur l'origine de la magie de la petite pour ne pas penser à sa mort probable. Il souffre, épuisé par son effort. Donner de l'énergie vitale est extrêmement dangereux, il aurait pu y rester. Il s'en moque. Pourvu qu'Elle n'y reste pas…


Trois mois plus tard

Elle se balance sur la balançoire du parc où ils se sont rencontrés. Il est assis sur la petite barrière près d'elle, et la regarde d'un air un peu inquiet: elle a encore des bandages de partout, et une jambe dans le plâtre. Elle chuchote, ses paroles rythmées par les grincements de la balançoire, parlant en fait plus pour elle-même que pour lui:
-Je suis aussi vieille que toi, à présent. J'ai treize ans. Bientôt j'aurai quatorze ans, puis quinze… Et toi toujours treize… Tu me manqueras tant quand je serai adulte… Je voudrais tant rester toujours ainsi… Mais jamais je ne pourrai rester à ton âge…
Gabriel la regarde, bouleversé, tandis qu'il découvre enfin ce qui le torturait tant dans cette relation avec elle. Ils ne vivent pas sur le même rythme. Elle ne vivra jamais le millième de sa vie à lui. Il ne peut rien faire pour prolonger son existence… Il n'y a qu'une seule autre solution.
Il se lève, va se planter en face de la balançoire, et saisit les chaînes pour l'arrêter. Il fixe Aerith dans les yeux.
-Alors, à partir de maintenant, je grandirai avec toi.

-Voilà… C'est comme ça que j'ai rencontré ta mère… Cinq ans plus tard, on était mariés, et un an après tu étais née et elle était morte… A ce moment, le conseil avait découvert ce que j'avais fait, et j'ai eu droit à de belles engueulades, mais j'ai fini par obtenir une dispense spéciale pour t'élever dans le monde de ta mère jusqu'à ce que tu sois en âge de comprendre et de juger par toi-même ce que tu voulais faire. Les choses ne se sont pas passées comme j'espérais.
Il avait aimé sa mère, oui. C'était une histoire attendrissante. Mais ça ne changeait pas qu'il l'avait abandonnée. Elle prit le temps de ruminer ce qu'elle avait appris avant de répondre, pour mesurer ses mots.
-J'ai cru que tu étais mort. Et ça… Je t'aime, papa, mais je ne te le pardonnerai jamais. Au fait, j'accepte la mission.
Elle tourna les talons et sortit de la pièce, Fenris sur les talons.

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