Cercle de Silence

2e partie: Le Monde Magique

Chapitre 7: Le centaure et la sirène

Quand elle se réveilla, yeux rouges et gonflés d'avoir pleuré toute la nuit ou presque, elle était carrément couchée à moitié sur lui, la tête dans son cou et un bras en travers de son ventre.
Il la regarda s'éveiller avec un sourire malicieux, amusé de sa confusion. Alizea ne sut pas quelle contenance prendre. La veille, elle était très mal, et c'est pourquoi elle n'avait pas été gênée de se coller à lui, même après leur conversation… Elle avait trop besoin de réconfort; mais ce matin… Leur position pouvait très facilement prêter à confusion, et elle en connaissait un qui n'aurait pas apprécié…
Quand elle eut fini de penser ça, il la regardait toujours, le nez à cinq centimètres du sien, mais son sourire était devenu moins naturel…
-Tu sais, Alizea… Si tu pensais vraiment ce que tu m'as dit hier, tu ferais bien de te pousser, je commence à avoir du mal à me retenir… Je crève d'envie de t'embrasser.
Elle s'écarta d'un bond précipité qui le fit éclater d'un rire spontané et presque pas moqueur.
-Euh, euh…
- C'est bon, fais pas cette tête, dit-il en faisant la grimace, oui, t'as dormi contre moi, c'est pas gravissime, non? C'était juste un p'tit câlin pour te réconforter un peu… Et j'en ai pas profité, parole!
-Je te crois, Kerry… répondit-elle en baissant les yeux, rougissant. C'est juste que…
Il chassa l'objection d'un haussement d'épaule.
-Bah, si tu peux te préoccuper de ta pudeur, c'est au moins que ça va un peu mieux!
Si optimiste… Vraiment, il était sympa.
-Oui, un peu… Merci…
-Pour te dire la vérité, ça m'a pas vraiment déplu non plus, répondit-il en tirant un bout de langue et en lui faisant un clin d'œil.
Il était si marrant avec son air exagéré de vicieux patenté… Elle se jeta sur lui pour lui frotter les cheveux et lui tirer l'oreille.
-Aïe!!! rit-il. Méheu!!! Bon, d'accord, j'arrête… bouda-t-il pour rire.
Il se releva d'un bond et lui tendit la main. Elle se remit sur pieds et tira un peu sur sa robe, puis chargea son sac sur son dos.
-Désolée, Aske; j'aimerais bien rester un peu avec toi, mais je ne peux pas rester ici, on va me retrouver. Désolée de te laisser tomber, mais…
-Oh, dommage… Mais j'peux bien t'accompagner un bout de chemin, non? Le pentacle est loin, t'as bien besoin d'un moyen de transport?
Et, au milieu d'une lueur dorée, il se transforma en licorne. L'équidé lui fit un clin d'œil et lui parla avec une voix bizarre, plus 'riche', plus profonde, avec plus de résonance… et qu'elle n'entendait pas avec ses oreilles.
-Bon alors, tu montes?
Elle chercha une grosse pierre pour faire marchepied, car il n'était pas exactement taille poney. Elle l'enfourcha tant bien que mal, se rappelant les années d'équitation de son enfance, et s'agrippa à la crinière, faute d'un autre endroit. Il se mit en marche, et elle pensa que s'il accélérait ou passait à un endroit difficile, elle ne tiendrait jamais sur son dos.
-Dis… Tu fais apparaître des vêtements, tu ne pourrais pas faire apparaître une selle et une bride? Je ne tiendrai pas…
Elle le sentit se raidir, et perçut son changement fugace d'humeur. Apparemment, sous cette forme il transmettait aussi des émotions, pas seulement des mots.
-… J'ai dit une bêtise?
-Non, répondit-il avec l'équivalent mental d'un soupir. C'est juste qu'il y a deux raisons imparables pour lesquelles je ne peux pas faire ça. Premièrement, la sellerie, c'est du cuir. Les licornes maîtrisent la magie de la Terre, Métal et Bois. Mes vêtements, je les crée grâce aux élémentaires des végétaux, comme le coton, le lin… Le cuir, ça ne se crée pas, ça vient d'un animal vivant.
-Ah, oui, je suis bête… Et l'autre?
- L'autre, la vraie raison… (sa voix devint d'un sérieux et d'une intensité telles qu'elle ne l'en croyait pas capable) Je suis une licorne, un être intelligent et libre. Pas un cheval de promenade. J'accepte que tu me montes parce que je t'aime bien, que je veux te rendre service, et puis qu'au fond ce n'est pas toi qui me diriges, mais… Si jamais tu demandes ça à une autre licorne, tu auras de la chance de ne pas te faire embrocher sur-le-champ. Se laisser chevaucher, chez nous, c'est presque déchoir. Pour nous, dire qu'on porte une bride, c'est… Une insulte. C'est comme si tu portais un collier de chien. Tu comprends?
-Oui… Pardon, je ne savais pas… Désolée, vraiment…
-Bah, pas grave!! répliqua-t-il d'un ton redevenu joyeux. C'est que c'est une des insultes favorites pour les licornes, nous traiter de canasson, comme de traiter les anges de piafs ou les garous de clébards… Et puis… Y a eu une époque où un clan de démons a asservi des licornes… Il s'en servait comme montures de guerre. On a carrément déclenché une guerre pour les libérer. Alors depuis, on est restés assez susceptibles sur la question. Mais t'en fais pas, j'te laisserai pas tomber! s'exclama-t-il, revenant à leur premier sujet.
Et comme pour le lui prouver, il partit d'un galop si rapide qu'elle en voyait les arbres flous, mais sans presque la secouer, comme s'il flottait au-dessus du sol. Mais n'empêche, elle avait la trouille, car l'allure qu'il avait pris aurait laissé n'importe quel pur-sang loin derrière lui.
Finalement, il ne consentit à ralentir, obéissant à ses suppliques, que quand ils atteignirent, une partie de la forêt qui devenait plus fournie en branches basses et en taillis, rendant la vitesse on ne peut plus dangereuse. Cette partie, avec ses troncs noirs et noueux, et l'absence de visibilité, était franchement inquiétante. On entendait des drôles de cris dans le lointain…
Alizea était déjà assez inquiète et ne cessait de tourner la tête de tous côtés, mais elle le devint encore plus quand elle s'aperçut qu'Askerian faisait de même avec ses oreilles; elles s'orientaient successivement dans la direction de tous les bruits qu'Alizea entendait et même de bruits qu'elle n'entendait pas.
-Aske… T'as l'air inquiet, non? demanda Alizea à voix basse.
-Un peu… répondit-il en faisant frissonner sa peau. La réputation de cette forêt n'est plus à faire.
-On aurait pas pu faire le tour?
-Non, malheureusement, d'une parce que ça nous aurait pris trois semaines au plein galop, de deux parce que le pentacle est en plein milieu.
-Zuuut…
-Comme tu dis… Bah, c'est pas si dangereux que ça, en fait, c'est juste l'ambiance qui est assez stressan…
Askerian pila net, et s'il n'avait pas relevé l'encolure au maximum, elle serait passée par-dessus.
Dans les buissons devant eux, quelque chose bougeait. Ils aperçurent une tête, un torse…
-Du calme Alizea, lui chuchota télépathiquement la licorne comme elle crispait les mains sur sa crinière, il ne doit pas vouloir nous attaquer, il nous aurait pris à revers… Et je ne lui sens pas de magie, il ne doit pas être trop dangereux.
On put enfin distinguer nettement le haut de l'homme qui émergeait du buisson. Il était torse nu, assez mince, et portait un sac en bandoulière. Il avait les cheveux très longs, à la taille au moins, d'un noir de jais, et ses iris étaient d'un de ces mauves… Ses pupilles étaient ovales dans le sens horizontal et ses oreilles comme celles d'Askerian: des pupilles et des oreilles de cheval. Il semblait avoir de vingt-deux à vingt-cinq ans environs, enfin, en équivalences humaines. Il avait l'air très gentil, très calme, et Alizea se sentait bien en le regardant, aucun sentiment de danger n'en émanait.
Il haussa un sourcil en voyant la licorne, puis s'adressa à la jeune fille sur son dos.
-Dame Alizea, je vous cherchais justement, dit-il d'une voix basse et très douce. Je fais partie des messagers de Gabriel. Je ne suis pas là pour vous ramener, la rassura-t-il d'un sourire devant son mouvement de recul instinctif. Juste pour vous guider et veiller sur vous. Votre père sait bien que je ne serais pas de taille à vous faire changer d'avis…
Il la regarda pensivement pendant quelques secondes, puis se présenta.
-Je me nomme Drao.
-Drao? demanda télépathiquement Askerian tout en s'ébrouant d'un air qu'il réussissait à rendre dubitatif. C'est un nom de centaure, ça…
-Exact! lui répondit le jeune homme avec un sourire amical et d'une bonne humeur qui semblait inaltérable.
Et il sortit entièrement des buissons.
En effet, il était logique que le nom qu'il porte soit celui d'un centaure… Dès l'abdomen, à la place des jambes, il avait un corps de cheval bai brun, avec de grandes balzanes blanches, mais beaucoup moins haut au garrot que celui de la licorne.
Askerian recula d'un bond et, pointant sa corne, il se prépara à charger.
-Du calme! s'écria le centaure en levant les mains dans le symbole universel de la paix. Je suis messager, pas guerrier!! De toute façon, je n'ai pas d'armes et je ne sais pas me battre.
-Hein? demanda Askerian en inclinant bizarrement la tête sur le côté, une oreille plaquée en arrière et l'autre pointée en avant.
Alizea observa le centaure quelques instants avant de décider qu'il était digne de confiance. D'après la réaction de la licorne, les centaures n'avaient pas l'air d'avoir une très bonne réputation, mais lui, il ne la méritait pas, ça se voyait.
-Kerry, laisse tomber… le calma-t-elle tout en lui flattant l'encolure. Je ne pense pas qu'il soit dangereux. Tu t'appelles Drao, tu as dit? demanda-t-elle à l'autre. Va dire à Gabriel que je ne veux plus rien de lui. En ce moment, mon occupation favorite est d'essayer d'oublier qu'il existe.
Le centaure la regarda tranquillement, puis prit la parole d'une voix très douce.
- J'aimerais vous obéir, ma Dame, mais…
-Je ne pense pas qu'il aille se venger sur toi si tu ne réussis pas ta mission par ma faute. Ou je le connais encore moins que j'aurais cru.
-Mais ce n'est pas lui qui veut absolument que je réussisse à tout prix!! Ma dame, il ne sait même pas que je suis ici et que je vous ai retrouvée. Je connais certaines choses sur vous parce qu'il m'en parle quelquefois, mais… C'est un service qu'il m'avait demandé, il voulait que si j'en avais l'occasion, je vous aide, ce n'était pas un ordre… Je ne suis pas en service, en venant à vous.
-Comment m'as-tu retrouvée alors?
-Quand vous êtes partie de la salle de bal, j'attendais Sire Gabriel dehors, je vous ai suivie tout de suite. Je n'ai pas eu le temps de lui parler. Je vous en prie… Je voudrais payer un peu ma dette en vous aidant.
-Quelle dette? Que lui dois-tu?
-Ma vie.

Après quelques heures de cheminement commun, Alizea céda à sa curiosité, et demanda au centaure de lui raconter pourquoi il était là, et comment il avait rencontré son père et avait contracté une telle dette.
-Si vous y tenez…
- J'y tiens. Parle-moi de toi… Et essaye d'arrêter de me vouvoyer, j'aime pas… Et ça me fait bizarre d'être vouvoyée par un type plus vieux, et en plus je te tutoie, moi…
-Vous êtes de haut rang, ma Dame, alors que je ne suis qu'un messager…
-Et alors? Je me fiche bien de mon soi-disant rang!
Drao rit et acquiesça.
- J'essayerai, ma Dame, mais je ne promets rien…
Il se redressa et fixa quelque temps les sous-bois avant de se lancer, comme s'il cherchait par où commencer.
- D'abord, il y a des choses que vous devez savoir sur ma race pour comprendre ce qui s'est passé. Comme vous avez pu le déduire de la réaction de votre compagnon, les centaures sont un peuple de guerriers barbares, sans aucune autre passion que la guerre, les massacres et compagnie… Seuls quelques centaures sont différents, aimant la paix et les sciences, les choses de l'esprit plutôt que celles du corps. Ils sont violemment méprisés par les autres, mais comme un peuple de guerriers a, plus que les autres, besoin de médecins, on les laisse vivre… A condition qu'ils n'enfreignent pas les lois du clan ou n'entachent pas sa réputation. On les appelle des Chirons, et ils sont extrêmement rares. Un Chiron peut naître dans n'importe quelle famille, même la plus barbare. Dès qu'on se rend compte de leur différence, on les met vite à l'écart. C'est considéré comme une honte, une tare, un peu comme une licorne qui naîtrait sans corne…
-Tu en es un? demanda Alizea.
Il hocha la tête.
-Alors toi aussi tu as été rejeté?
Il sourit encore, mais plus difficilement, cette fois, comme le souvenir de ce qu'avait été son enfance lui revenait.

Drao avait neuf ans, et déjà il était rejeté, car il préférait observer le comportement des animaux de la forêt plutôt que de les massacrer pour s'entraîner à combattre. Depuis que les autres avaient fait cette découverte, il était toujours seul. Même sa mère se désintéressait de lui, honteuse d'avoir mis au monde un tel avorton.
Un jour, il se promenait près de la rivière quand, s'approchant trop du bord pour regarder un canard, la berge détrempée s'effondra sous son poids. Il se retrouva à l'eau, entraîné par le courant assez vif. Nageant tant bien que mal jusqu'à la rive en imitant les animaux qu'il avait vus, il réussit à regagner la berge, mais en un endroit que jamais il n'avait parcouru, malgré ses explorations, car cette petite plage était protégée du reste de la plaine par un taillis infranchissable, accessible seulement par la rivière. Toussant et crachant l'eau qu'il avait avalée malgré lui, il se hissa sur la plage…
Et s'aperçut que, sur les galets, quelqu'un dormait. Une petite forme à la peau brune, recroquevillée sur elle-même, le visage dissimulé sous ses longs cheveux verts ondulés… Drao se rapprocha très lentement de l'enfant devant lui… Et fit un bond en constatant que ce qu'enlaçait l'enfant, ce n'étaient pas ses genoux, mais sa queue…
C'était une sirène.
Il fut tellement surpris de voir de ses yeux, et si proche, une de ces insaisissables sirènes, qu'il recula d'un bond, brisant une branche morte sous son sabot avec un claquement sec.
Elle se réveilla en sursaut, effrayée, et se redressa sur les bras pour le voir. En reconnaissant un centaure, elle tenta de reculer, effrayée, mais sa queue ne rendait pas aisé un tel exercice, et de plus elle s'éloignait de l'eau… Drao s'avança lentement vers elle, et lui tendit la main, un sourire amical aux lèvres.
-Je ne te veux pas de mal…
Elle se figea, les yeux d'émeraude si écarquillés qu'ils lui mangeaient tout le visage. On ne voyait plus qu'eux… Drao comprit à quel point elle pouvait trouver terrifiant quelqu'un de plus grand qu'elle dans un élément qui n'était pas le sien et s'assit au sol à la manière centaure, le corps de cheval sur le sol, pattes repliées sous lui.
Le soir venu, il regagna la horde avec une chose qu'il n'avait pas la veille, une amie.
Les enfants se moquent bien des haines de leurs aînés. Il importait peu, à L'ma et à lui, de savoir que le peuple de la sirène haïssait les centaures autant qu'ils les craignaient, et que les centaures n'avaient pas encore attaqué les Merriens pour la simple et bonne raison qu'il leur aurait fallu s'aventurer dans l'eau où ceux-ci étaient les maîtres. Ils jouaient dès qu'ils pouvaient se retrouver. Entre autres bénéfices, Drao avait appris à nager remarquablement bien pour un être formé comme lui.
Mais au début de l'adolescence, le clan de Drao partit dans une de ses migrations habituelles. Celles-ci pouvaient durer des mois, et ils se séparèrent tristement. L'ma promit à son ami qu'elle viendrait souvent à la petite plage qui était devenue leur refuge pour l'attendre.
La migration dura presque un an, où, toujours plus rejeté à chaque preuve de sa différence, Drao n'avait cessé de penser à elle. Quand ils retrouvèrent leur terrain habituel, il n'eut rien de plus pressé que de galoper à la plage, pourtant sûr qu'elle l'avait oublié.
Elle était là, démêlant ses cheveux, et pour la première fois il la vit comme une jeune fille et non comme son amie d'enfance. Elle avait changé, et lui aussi. Leur relation évolua. De camarades de jeu, ils devinrent amis intimes.
Cependant, quand il revenait de ses visites, Drao s'apercevait que son père le regardait d'un œil encore plus méprisant. Il pensait qu'il était simplement déçu par son fils, lui qui était le chef le plus sanguinaire que les Centaures aient eu depuis longtemps.
La relation de L'ma et Drao ne pouvait être que platonique, étant données leurs différences anatomiques, mais l'affection, pour ne pas dire l'amour, qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre était bien réelle.
Un jour, Drao décida de faire un cadeau à son amie en l'emmenant visiter la terre, monde étranger au sien qui fascinait la sirène. Il l'emporta dans ses bras sur la rive, et se mit à trotter, puis à galoper dans la forêt. L'ma avait eu peur, au début, de la disparition totale de son élément, mais elle vouait une confiance totale au centaure, et finit par s'amuser follement de la promenade, grisée par la vitesse. Elle était si heureuse de connaître la terre…
Quand, la balade finie, il redescendit dans l'eau pour la laisser partir, elle le remercia d'une manière totalement inattendue.
Ce ne fut qu'en la voyant disparaître sous l'eau qu'il se rendit enfin compte qu'elle venait de l'embrasser. Drao remonta sur la rive, extrêmement troublé.
Il ne s'aperçut de la présence de son père et de deux de ses sbire que lorsqu'ils furent sur lui.
Les trois centaures ne le laissèrent que lorsqu'il fut incapable de relever ne serait-ce que la tête, brisé de souffrance et saignant par une douzaine de blessures. Puis ils partirent vers la rivière, à cet endroit étroite et peu profonde.
Urkaneos, le chef des centaures, ordonna à ses deux hommes d'aller se cacher en aval, tandis qu'il portait à ses lèvres la conque de nacre que la sirène avait donnée à son fils pour l'appeler en cas de besoin. Il y souffla, et la réponse ne se fit pas attendre. L'ma ne devait pas être allée bien loin en aval, car sa queue dessinait un sillage bien visible à une douzaine de mètres de la rive.
Etalé sur l'herbe, choqué, sanglant, plusieurs côtes brisées, il ne pouvait même pas la prévenir.
Le chef lui bloqua le passage vers l'aval tandis que les deux hommes la rabattaient vers lui. L'eau ne leur arrivait pas au ventre et L'ma ne pouvait pas nager assez vite. Ils la rattrapèrent hors de la vue de Drao.
Il entendit un cri perçant, vit un filet de sang descendre la rivière… Il perdit connaissance, assommé par le choc autant que par ses blessures.
Drao ne resta pas inconscient longtemps. Son père et ses sbires revenaient en riant vers lui. Il fit un effort énorme, luttant contre la souffrance, et se releva, puis alla se cacher dans des buissons. Il avait tué L'ma. Son amour, sa sirène aux yeux verts, la seule personne qui se fut jamais intéressée à lui en tant que Drao et non comme à un guerrier potentiel.
Quand son père passa près de lui, profitant de l'effet de surprise, il lui arracha sa lance des mains et la planta là où il put. Dans son ventre humain, en l'occurrence. Avec une férocité qui lui aurait valu ses félicitations stupéfaites s'il n'avait pas été la cible de cette haine. Il chancela, livide.
Le grand et terrible Urkaneos, blessé par un gamin, un Chiron… Ses guerriers mirent un certain temps à s'en remettre, et Drao ne les attendit pas. Il galopa vers la rivière de toutes les forces qui lui restaient et se laissa emporter par le courant, certain qu'ils ne le suivraient pas, car ils ne savaient pas nager. Il resta sous l'eau tant qu'il fut en vue, se méfiant de leurs arcs, puis en sortit pour aller s'allonger de tout son long sur une plage, épuisé au dernier degré.
Et l'âme vide, totalement. Que faire? L'ma était morte, il était blessé et seul… Tout le clan allait désormais le poursuivre pour l'abattre à vue. Et il était seul dans la nature face aux autres peuples.
Il vécut quelques jours seuls, errant loin des terres de ce clan qui n'était plus le sien. Mais il savait qu'ils devaient déjà lui avoir donné la chasse et qu'inexpérimenté comme il l'était, c'était comme s'il était déjà mort.
Ils le retrouvèrent finalement, s'attaquant à lui avec violence. Il ne dut sa survie qu'à sa petite taille qui lui permettait de se faufiler sous des arbres trop bas pour eux. Il leur échappa plusieurs fois, mais seulement pour retomber dans d'autres embuscades. L'un d'eux réussit à le toucher de sa lance comme il passait en trombe, le blessant sérieusement à la croupe. Le seul endroit par où il pouvait s'échapper était un sentier encaissé entre des buissons d'épines, aboutissant… En haut d'une falaise, surplombant un endroit où la rivière devenait torrent, quinze mètres plus bas.
Il était bloqué, il n'y avait aucune issue. En un éclair, il comprit qu'ils le savaient, qu'ils l'avaient rabattu comme du gibier vers le seul endroit où il ne pourrait leur échapper. S'il se jetait à l'eau, il survivrait peut-être… A condition de tomber entre deux rochers. Il tourna le dos au vide.
Entendant soudain une jeune voix derrière lui, il fit volte-face. Au-dessus du précipice, flottait un ange à l'allure d'enfant, mais à la puissance qu'il sentait fort bien incomparable. Il se serait évanoui si ça avait été le moment.
-Veux-tu encore vivre? lui demanda-t-il calmement. J'ai assisté à ta chasse, de là-haut, et puisque tu n'as pas l'air d'un centaure comme les autres, je peux peut-être t'aider…
Drao ne put lui répondre, tétanisé par la surprise et la peur, mais il comprit fort bien son désir quand même.
-Saute dans l'eau et fais-moi confiance.
Il disparut.
Drao hésita en regardant le vide et les rochers qui l'attendaient en bas, sûr qu'il trouverait la mort en tombant, mais à ce moment, sûrs d'eux, les guerriers de son père approchèrent lentement, lances à la main et sourires sadiques aux lèvres. Il les regarda, eux et leurs airs ravis, et décida que mourir pour mourir, il n'allait pas leur donner la satisfaction de le torturer. Il plongea avec un cri de défi aux lèvres.
Drao ferma les yeux pendant sa chute, persuadé qu'il n'allait pas tarder à s'écraser sur les rochers. Il ne tomba pas sur plus de deux mètres avant d'atterrir sur le flanc d'une petite colline herbue, et, surpris, ses pattes se pliant sous le choc inattendu, roula comme un tonneau jusqu'en bas de la petite pente. Il releva les yeux, étalé sur l'herbe. En haut de la petite butte, il y avait les traits de lumière marquant un pentacle de passage activé. Au-dessus, flottant dans les airs, l'ange qui l'avait aidé, écarlate à force de se retenir de rire de sa chute.
Il avait réussi à créer un pentacle dans les airs, chose réputée impossible, et comme Drao l'apprit ensuite, il pouvait même en contrôler la destination. Ils étaient dans le monde des humains, il s'en aperçut en se retournant pour observer l'horizon, où une ville stupéfiante, toute de hautes tours de verre, se dressait au loin. Ce fut dans ce pré que Drao entra au service de Gabriel en tant que messager.

Alizea se tut pendant quelques minutes, réfléchissant à ce qu'elle avait appris sur le centaure.
-Tu as dit que tu sentais la force de mon père? Je croyais que seuls les êtres magiques pouvaient ressentir la puissance des autres dans ce domaine?
-En général, oui… Mais c'est là une part de la particularité des chirons. Nous percevons la puissance magique avec une intensité effrayante. A vrai dire, nous la sentons si bien que c'est surtout pour ça que les autres tiennent cet état non comme une simple tare mais une vraie malédiction… Si je ne sentais aussi votre gentillesse naturelle et votre détresse, je me serais évanoui depuis longtemps face à votre puissance potentielle… Les chirons supportent très mal les grandes puissances, surtout car ils n'ont rien pour s'en défendre.
-Tu es aussi empathe…?
-Enquoi? demanda Askerian, excédé d'être tenu à l'écart de la conversation.
-Empathe, je peux ressentir les émotions des personnes qui m'entourent comme si elles étaient miennes.
-Dis donc, t'es sûr d'être centaure? On nous apprend depuis tout petit à se méfier comme de la peste de tes semblables, qui sont des brutes sans cervelle ayant une passion pour le meurtre et la destruction gratuite, et toi, non seulement tu ne sais soi-disant pas te battre, mais tu fais copain avec une sirène, tu peux détecter la magie et par-dessus tout, tu ressens les émotions des autres? Mais bien sûr!!! Tu sens les miennes en ce moment? demanda Askerian, avec une ironie mordante.
-Tu es de mauvaise humeur, agacé… répondit le centaure, impavide devant son agressivité. Mais je ne peux pas savoir pourquoi. Je ne suis pas télépathe.
-J'vais t'le dire, centaure à trois sous, tu m'fais chier!! T'as rien à faire ici. Alizea, tu ne te rends pas compte que sous ses beaux discours et son histoire si pathétique, ce n'est qu'un espion de ton père?
-Je ne suis pas un espion, répliqua Drao sans changer d'expression. Sire Gabriel ne peut pas savoir où vous êtes grâce à moi, et je ne peux rien lui communiquer. C'est juste que le jour où il a su que sa fille était là, il m'a fait jurer de tout faire pour l'aider si elle était seule dans ce monde…
-Mais elle n'est pas seule, je suis là. Alors tu peux partir, je veillerai sur elle. Bon voyage!
Le centaure sourit, à la fois gêné et résolu.
-Je suis désolé, mais je dois aussi la mettre en garde contre les dangers qu'elle ne peut pas connaître, et à mon avis elle ne connaît pas plus la réputation exacte des licornes en ce qui concerne les jeunes vierges que celle des centaures…
-Bon, ça suffit, trancha Alizea. Je suis assez grande pour me protéger toute seule, j'ai besoin ni de l'un ni de l'autre!! Drao, si tu es là pour m'aider, guide-moi donc au pentacle le plus proche! Et arrêtez vos discussions oiseuses, moi je me barre, si vous voulez m'accompagner un bout de chemin, c'est votre problème, mais me faites pas chier!! Je suis de très mauvaise humeur, si ça ne se voit pas…
Ils réussirent à marcher encore trois heures avant qu'Askerian ne recommence à se disputer avec le centaure.

Alizea crisa. Elle en avait marre de les supporter, marre de la jalousie d'Askerian, marre des regards compréhensifs du centaure, marre du fait qu'il connaissait son… Gabriel. Marre surtout de penser sans cesse, sans qu'elle puisse s'en empêcher, à ce type qu'elle croyait connaître, son père, sa seule vraie famille, ce mec qui lui avait toujours caché la vérité et n'avait pas hésité à l'abandonner. Elle s'était trompée sur lui d'une manière qu'elle n'aurait pas crue possible. Il considérait ses devoirs comme bien plus importants que sa fille, sa fille unique, qu'il élevait seul depuis toujours…
Depuis toujours, pour elle, mais pour lui, qu'étaient seize ans face à des millénaires?
Elle en devenait folle. Et Ashram, qui était resté là-bas, gravement blessé, qui s'était battu pour elle, et qu'elle avait abandonné sans se retourner une seule fois…
Elle se mit à pleurer brusquement, surprenant ses compagnons de voyage. Drao se retourna vivement vers elle, alarmé par les émotions qu'il percevait, tandis que la licorne tentait de tourner suffisamment la tête pour la regarder dans les yeux. Mais elle ne supportait pas leurs marques d'inquiétude, et quand le centaure lui demanda ce qui n'allait pas, elle se contenta de le dévisager fixement, puis, sans préméditation, elle se laissa glisser du dos d'Askerian et partit en courant, se glissant sous des branches basses pour se faufiler dans des taillis où ils ne pourraient les suivre. Elle se précipita vers le pentacle qu'elle sentait tout proche, recouvert par la végétation. Elle sortit en hâte le grimoire de son sac, et récita la formule à toute allure, sans prendre le temps de la relire. Elle la savait par cœur, de toute façon.
Elle se sentit transportée dans son monde presque aussitôt. Enfin! Ce monde, elle connaissait chacune des traîtrises qu'il pouvait lui réserver.
Elle se retrouva dans une ruelle sombre et déserte. Elle se changea en vitesse, jeta la robe d'Ashriel dans le sac à dos, et sortit de la ruelle pour se mêler à la foule. Apparemment, elle se trouvait dans une grande ville… Le panneau de signalisation le plus proche portait l'inscription 'Madison Square Garden'.
Elle avait atterri en Angleterre. Elle se mit à chercher un poste de police.

[Le Louveteau et la Licorne] [La convocation]