Cercle de Silence

1e partie: Le Démon Emprisonné

Troisième chapitre:Apprentissage

Alors qu'Alizea et Ashram se baladaient en ville après les cours à la recherche d'un cercle, comme tous les jours depuis deux semaines, et qu'Ashram lâchait comme d'habitude tout un chapelet de jurons variés, dont il semblait avoir une réserve inépuisable, pour protester contre sa malchance, un jeune homme au crâne rasé et au blouson de cuir noir qui venait en sens inverse dans la ruelle s'arrêta brusquement en face d'eux, leur bloquant le passage. Alizea commençait à croire à une agression quand elle remarqua l'air ahuri du garçon. Il dévisageait Ashram de l'air de ne pouvoir y croire, et celui-ci commençait à serrer les poings, agacé, quand le jeune homme parla enfin.
- Wahou! Dire que j'y croyais pas! Vous… Vous êtes vraiment un démon?!

Une demi-heure plus tard, Alizea et Ash étaient assis dans le salon d'une vieille baraque immense, en face du jeune homme, qui avait dit s'appeler Franck et qui possédait le don de seconde vue, et de son arrière-grand-mère , très vieille dame largement centenaire mais pas trop voûtée encore, qui elle était une authentique et assez puissante magicienne. Elle leur avait servi le thé, très aimablement, et parlait à Alizea comme à une chère petite-fille longtemps disparue, apparemment ravie de rencontrer des gens qui avaient connaissance de la magie. Mais elle traitait Ashram d'une manière qui rendait Alizea perplexe: elle se montra pleine de respect et même de déférence, comme s'il était un noble. Plusieurs fois, elle l'appela même seigneur. Ashram, seigneur? Plus un voyou qu'autre chose, oui… Est-ce qu'elle considérait les démons comme plus haut que les humains dans la hiérarchie? Peut-être qu'elle jugeait par rapport à la puissance magique…
Ashram avait été ravi d'apprendre que, contrairement à ce qu'il avait craint, Alizea n'était pas la seule magicienne de ce monde, mais il avait vite déchanté quand, lui demandant si elle avait assez de force pour ouvrir un cercle, il s'entendit répondre qu'il arrivait vingt ans trop tard. Elle était trop vieille, son corps ne supporterait pas une telle débauche d'énergie.
- Je suis désolée, seigneur…
-Pas autant que moi!! ragea le démon. Par les couilles de Bélial! Comment je vais faire? J'suis sûr que cette garce d'Ally va refuser de m'aider au dernier moment! Surtout que je ne sais même pas où trouver un de ces putain de bordel de merde de cercle magique d'mes deux!! Ces empaffés d'humains les ont tous démolis!!
- Un pentacle de passage? demanda innocemment Franck, levant les yeux de son gâteau. Mais il y en a un pas loin!
Il n'avait pas fini sa phrase qu'Ashram était sur lui et le soulevait par le col de son blouson. Reprenant sa forme d'origine, il cria:
- Et c'est maintenant que tu le dis, espèce de petit enculé?!! Tu mériterais que je t'arrache les couilles et que je te les fasse bouffer!!!
Puis, se calmant progressivement, il cessa de faire aller et venir sa queue, et Alizea soupira: il n'avait rien cassé cette fois, mais les potiches l'avaient échappé belle!
- Et il est où ce pentacle de passage?
Et la vieille répondit tranquillement, en désignant le tapis:
- Sous vos pieds, seigneur.
Et, devant le regard stupéfait de ses deux invités:
- A la cave, pour être précise.

Alizea observait l'immense cave circulaire avec étonnement. Elle n'aurait jamais cru que le sous-sol puisse être si grand. Mais vue la taille de la maison… Il y avait des colonnes de cinq côtés, soutenant le voûte, et des vieilleries qui auraient fait le bonheur des antiquaires et des ésotéristes traînaient dans tous les coins.
Une force subtile émanait du grand pentacle blanc tracé au centre, une force tranquille qui l'attirait et la calmait. Elle pouvait se rendre compte à présent de cette attirance, et la comparer avec celle qu'elle avait ressentie pour la clairière où Ashram avait été enfermé. Ce n'était pas un simple hasard si elle l'avait trouvé, c'était la magie en elle qui était instinctivement attirée et rassurée par une autre source de magie blanche.
Ashram longeait les bords du pentacle, se penchant sur les runes tracées sur les bords, souriant d'un air très satisfait.
La vieille dame fouillait dans des malles de bois vermoulu qui devaient dater de cinq ou six siècles au moins, soulevant des nuages de poussière. Elle brandit soudain d'un air triomphant une boule de la taille d'une balle de tennis, qui semblait faite en cristal transparent. Au contact des mains de la vieille, une lumière blanche sembla émaner du centre de l'objet. Quand Ashram s'approcha à environ cinq mètres, elle commença à émettre une fort lumière, comme une flamme rouge et noire pulsant régulièrement. La magicienne fit signe au démon de ne pas approcher plus, et il s'arrêta, intrigué. Elle expliqua:
- Cette boule sert à classer, et à mesurer, les auras. La couleur émise dépend du type de pouvoir, et l'intensité des capacités en réserve. Seigneur, je vous demanderai de na pas la toucher, vous la détruiriez. Elle a été conçue pour mesurer la puissance d'humains, pas celle de démons.
Elle se tourna vers Alizea, et lui fit un signe de tête.
- J'ai besoin de connaître l'étendue de votre puissance, ma petite, car le sort qui ferme ce pentacle précis est vraiment puissant. Peut-être n'avez-vous pas la puissance… Je vous avouerai que même au temps de ma jeunesse, je ne sais si j'aurais pu. Il vaudra peut-être mieux en chercher un autre…
Elle tendit la boule à son petit-fils pour qu'il la passe à la jeune fille. Quand il la prit, on vit à peine une étincelle de lumière. Il lança la sphère à Alizea.
A deux mètres de sa cible, la boule explosa avec une déflagration violente en dizaines d'éclats de cristal, dans une gerbe de lumière aveuglante. Un instant, ce fut comme de regarder le soleil en face.
Ashram, surpris, fit un bond, et se précipita vers Alizea pour vérifier qu'elle allait bien. Elle n'avait pas été touchée par les éclats de verre, non plus que la vieille, mais Franck avait trois écharde plantées dans son blouson. Une chance qu'il ait été épais. Pendant dix minutes, Alizea entendit ses oreilles bourdonner et vit des taches de lumière partout. Ashram la regarda, puis, quand elle eut repris ses esprits, il s'écarta d'elle avec un air consterné, et s'adressa à la vieille dame sans la quitter des yeux.
- Je suppose que ça répond à ta question, la vioque…
- Mais… Elle n'était pas déréglée? demanda Alizea, incrédule.
- Ca se dérègle pas, ces trucs-là, Lizzie-chérie.
Il avait l'air mortellement sérieux, et elle ne put se retenir d'éprouver un petit pincement d'appréhension.
- Et… Ca veut dire quoi?
-Que t'es aussi balèze que n'importe quel membre à part entière d'une race magique. Et un membre assez fort! M'étonne plus tant que ça que tu aies pu ouvrir ce fichu cercle en dormant!
- Mais… Ca ne devrait pas être possible! s'exclama la vieille dame. Cette puissance n'est possible que pour les métis de première génération! Et encore, ceux de fils de nobles! Mais les cercles sont fermés depuis deux mille ans, et le pouvoir s'affaiblit un peu à chaque génération…
-Fils de noble? releva Alizea.
-Ouais? soupira Ashram, reprenant son rôle de professeur ès magie. La société des magiques se décompose en classes, selon le niveau de pouvoir. Plus on est fort, plus on a d'importance socialement et plus on est respecté - évidemment… La grande majorité, c'est le peuple. Ensuite, il y a les bourgeoisies, haute et basse, qui représentent un sur cinquante gens du peuple. Plus haut, c'est la noblesse, un sur cent bourgeois, autrement dit un sur cinq mille gens du peuple. Moi, je suis de basse noblesse. Plus haut, il y a la très haute noblesse, puis les Empereurs. Au total, il n'y a guère plus d'une vingtaine d'Archanges, de reines des fées et d'Archidémons, mais chacun d'entre eux est assez puissant pour détruite une région entière…
-Wahou… Et moi, je serais où?
-Pas la moindre idée. Au moins bourgeoisie, je dirais.

-Bon, ta puissance potentielle est peut-être extraordinaire, mais question utilisation…
Ashram était assis en tailleur contre un des murs de la cave, sous sa forme de démon. Il avait étendu ses ailes sur les côtés et avait lové sa queue autour de lui. Il regardait d'un œil critique et déçu l'entraînement que la vieille faisait subir à Alizea pour lui apprendre à utiliser son pouvoir consciemment. Jusqu'à présent, ça avait été un échec total.
-Ce qu'il y a, Alizea, c'est que vous n'y croyez pas. Vous pensez trop que ça va rater. Oubliez vos doutes, vous avez pourtant bien mémorisé ce petit sort de protection magique, ce qui vous manque, c'est surtout la conviction que ça va réussir…
-Ce qui lui manque, intervint Ashram, c'et qu'elle ne voit pas à quoi ça peut lui servir, la vioque. Elle voit pas pourquoi elle aurait besoin de cette formule. Dans mon clan, on a une bonne méthode pour ceux qui peinent à apprendre une formule. D'ailleurs les humains en ont une du même genre pour apprendre à nager…
-Hein? demanda Alizea, qui trouvait que son sourire était on ne peut plus louche.
Il se leva tranquillement, et commença à tirer le gant bizarre qu'il portait sur le bras droit.
-Tu le jettes à l'eau, pour lui prouver qu'en cas de besoin il peut nager aussi bien que tout le monde… Voilà une méthode qui fait un peu remonter les humains dans mon estime…
-Je ne comprends pas, dit Alizea en se relevant- mais c'était surtout qu'elle ne voulait pas comprendre.
-Oh, tu vas saisir très vite, Liza.
Et il enleva son gant.
Alizea vit du coin de l'œil que Franck avait attrapé son arrière-grand-mère par le coude et la tirait le plus vite qu'il le pouvait à l'écart. Elle entendit la vieille pousser une exclamation étouffée, sans doute à la vue des signes bizarres qui s'étalaient sur le bras du démon. Ceux qui avaient fait si peur à Alizea le jour de la bagarre. Elle avait fait assez de progrès dans l'étude et la mémorisation des sorts pour comprendre que c'étaient des runes finales de formules magiques- les derniers signes qu'on trace pour lancer une formule- mais extraordinairement complexes.
Une rune relativement simple sur le haut de son bras se mit soudain à briller de cette manière bizarre qu'elle associait à la magie, et, comme il tendait la main en l'air, une boule de feu vint lentement s'y former. Pourtant, remarqua-t-elle, il n'avait prononcé aucune formule, seulement un mot…
Il cria " Prépare-toi!", et tendit la main vers elle. Alizea cria comme elle voyait la colonne de flammes se diriger sur elle. Elle voulut reculer, mais se tordit la cheville et tomba. Les flammes étaient sur elle. Elle se souvint de la formule et la hurla en priant pour que ça marche… Trop tard. Elle sentit la chaleur du feu à moins d'un mètre d'elle.
La vague de feu s'arrêta devant son visage, comme retenue par une invisible paroi de verre, puis fut violemment chassée en arrière, et s'éteignit brusquement, soufflée comme une bougie, tandis que toute la poussière de la cave s'envolait et que la queue de cheval d'Ashram se soulevait sous le violent courant d'air.
-Ashram?
-Ouais?
-Je te hais.

La vieille dame, maintenant qu'on avait la preuve indubitable des capacités réelles d'Alizea, avait décidé de lui apprendre toutes les formules qu'elle connaissait, ravie de se découvrir une personne pour lui succéder, elle dont la pire crainte était de mourir en emportant ses secrets avec elle, détruisant ainsi une lignée millénaire de savoir. Elle lui avait offert son propre grimoire magique, qui était dans sa famille depuis des générations. Alizea avait voulu refuser, mais elle avait insisté, disant que la seule personne de son sang qui ait encore une trace de don- et qui crût à l'existence de la magie- était son arrière-petit-fils, Franck, mais qu'il ne s'y intéressait plus vraiment à présent qu'il était presque adulte, et qu'il était bien trop faible pour utiliser la moindre formule. Ce grimoire finirait au fond d'une cave, enseveli sous la poussière. Autant qu'Alizea s'en serve.
Celle-ci avait été un peu rebutée par l'épaisseur du livre et par le nombre et la variété ahurissante de sorts qu'il contenait, mais elle en avait besoin pour trouver une formule adaptée à l'ouverture du cercle. Elle le prit donc avec reconnaissance. C'était devenu son livre de chevet.
C'était fou le nombre de formules qu'il pouvait y avoir. Il y en avait pour tout, en guérison, des niveaux adaptés à chaque type de blessure, que ce soit refermer des coupure, redresser des os brisés, reformer de la chair arrachée (berk); en protection, des boucliers magiques, physiques; des sorts pour immobiliser, pour endormir, pour détendre les nerfs d'une personne énervée, pour faire venir le lait à une femme tarie( hein? excellent!), pour faire obéir les chevaux et les chiens (et les Wyvernes, quoi que ça puisse être), pour retrouver des objets perdus, savoir si son conjoint vous était fidèle de cœur, parler à des gens par l'entremise de miroirs… Pour voler… Voler, voilà qui méritait de se mettre sérieusement à la magie.

[Entente?] [Interlude]