Alors qu'Alizea et Ashram se baladaient en ville après les cours à
la recherche d'un cercle, comme tous les jours depuis deux semaines, et qu'Ashram
lâchait comme d'habitude tout un chapelet de jurons variés, dont
il semblait avoir une réserve inépuisable, pour protester contre
sa malchance, un jeune homme au crâne rasé et au blouson de cuir
noir qui venait en sens inverse dans la ruelle s'arrêta brusquement en
face d'eux, leur bloquant le passage. Alizea commençait à croire
à une agression quand elle remarqua l'air ahuri du garçon. Il
dévisageait Ashram de l'air de ne pouvoir y croire, et celui-ci commençait
à serrer les poings, agacé, quand le jeune homme parla enfin.
- Wahou! Dire que j'y croyais pas! Vous
Vous êtes vraiment un démon?!
Une demi-heure plus tard, Alizea et Ash étaient assis dans le salon
d'une vieille baraque immense, en face du jeune homme, qui avait dit s'appeler
Franck et qui possédait le don de seconde vue, et de son arrière-grand-mère
, très vieille dame largement centenaire mais pas trop voûtée
encore, qui elle était une authentique et assez puissante magicienne.
Elle leur avait servi le thé, très aimablement, et parlait à
Alizea comme à une chère petite-fille longtemps disparue, apparemment
ravie de rencontrer des gens qui avaient connaissance de la magie. Mais elle
traitait Ashram d'une manière qui rendait Alizea perplexe: elle se montra
pleine de respect et même de déférence, comme s'il était
un noble. Plusieurs fois, elle l'appela même seigneur. Ashram, seigneur?
Plus un voyou qu'autre chose, oui
Est-ce qu'elle considérait les
démons comme plus haut que les humains dans la hiérarchie? Peut-être
qu'elle jugeait par rapport à la puissance magique
Ashram avait été ravi d'apprendre que, contrairement à
ce qu'il avait craint, Alizea n'était pas la seule magicienne de ce monde,
mais il avait vite déchanté quand, lui demandant si elle avait
assez de force pour ouvrir un cercle, il s'entendit répondre qu'il arrivait
vingt ans trop tard. Elle était trop vieille, son corps ne supporterait
pas une telle débauche d'énergie.
- Je suis désolée, seigneur
-Pas autant que moi!! ragea le démon. Par les couilles de Bélial!
Comment je vais faire? J'suis sûr que cette garce d'Ally va refuser de
m'aider au dernier moment! Surtout que je ne sais même pas où trouver
un de ces putain de bordel de merde de cercle magique d'mes deux!! Ces empaffés
d'humains les ont tous démolis!!
- Un pentacle de passage? demanda innocemment Franck, levant les yeux de son
gâteau. Mais il y en a un pas loin!
Il n'avait pas fini sa phrase qu'Ashram était sur lui et le soulevait
par le col de son blouson. Reprenant sa forme d'origine, il cria:
- Et c'est maintenant que tu le dis, espèce de petit enculé?!!
Tu mériterais que je t'arrache les couilles et que je te les fasse bouffer!!!
Puis, se calmant progressivement, il cessa de faire aller et venir sa queue,
et Alizea soupira: il n'avait rien cassé cette fois, mais les potiches
l'avaient échappé belle!
- Et il est où ce pentacle de passage?
Et la vieille répondit tranquillement, en désignant le tapis:
- Sous vos pieds, seigneur.
Et, devant le regard stupéfait de ses deux invités:
- A la cave, pour être précise.
Alizea observait l'immense cave circulaire avec étonnement. Elle n'aurait
jamais cru que le sous-sol puisse être si grand. Mais vue la taille de
la maison
Il y avait des colonnes de cinq côtés, soutenant
le voûte, et des vieilleries qui auraient fait le bonheur des antiquaires
et des ésotéristes traînaient dans tous les coins.
Une force subtile émanait du grand pentacle blanc tracé au centre,
une force tranquille qui l'attirait et la calmait. Elle pouvait se rendre compte
à présent de cette attirance, et la comparer avec celle qu'elle
avait ressentie pour la clairière où Ashram avait été
enfermé. Ce n'était pas un simple hasard si elle l'avait trouvé,
c'était la magie en elle qui était instinctivement attirée
et rassurée par une autre source de magie blanche.
Ashram longeait les bords du pentacle, se penchant sur les runes tracées
sur les bords, souriant d'un air très satisfait.
La vieille dame fouillait dans des malles de bois vermoulu qui devaient dater
de cinq ou six siècles au moins, soulevant des nuages de poussière.
Elle brandit soudain d'un air triomphant une boule de la taille d'une balle
de tennis, qui semblait faite en cristal transparent. Au contact des mains de
la vieille, une lumière blanche sembla émaner du centre de l'objet.
Quand Ashram s'approcha à environ cinq mètres, elle commença
à émettre une fort lumière, comme une flamme rouge et noire
pulsant régulièrement. La magicienne fit signe au démon
de ne pas approcher plus, et il s'arrêta, intrigué. Elle expliqua:
- Cette boule sert à classer, et à mesurer, les auras. La couleur
émise dépend du type de pouvoir, et l'intensité des capacités
en réserve. Seigneur, je vous demanderai de na pas la toucher, vous la
détruiriez. Elle a été conçue pour mesurer la puissance
d'humains, pas celle de démons.
Elle se tourna vers Alizea, et lui fit un signe de tête.
- J'ai besoin de connaître l'étendue de votre puissance, ma petite,
car le sort qui ferme ce pentacle précis est vraiment puissant. Peut-être
n'avez-vous pas la puissance
Je vous avouerai que même au temps
de ma jeunesse, je ne sais si j'aurais pu. Il vaudra peut-être mieux en
chercher un autre
Elle tendit la boule à son petit-fils pour qu'il la passe à la
jeune fille. Quand il la prit, on vit à peine une étincelle de
lumière. Il lança la sphère à Alizea.
A deux mètres de sa cible, la boule explosa avec une déflagration
violente en dizaines d'éclats de cristal, dans une gerbe de lumière
aveuglante. Un instant, ce fut comme de regarder le soleil en face.
Ashram, surpris, fit un bond, et se précipita vers Alizea pour vérifier
qu'elle allait bien. Elle n'avait pas été touchée par les
éclats de verre, non plus que la vieille, mais Franck avait trois écharde
plantées dans son blouson. Une chance qu'il ait été épais.
Pendant dix minutes, Alizea entendit ses oreilles bourdonner et vit des taches
de lumière partout. Ashram la regarda, puis, quand elle eut repris ses
esprits, il s'écarta d'elle avec un air consterné, et s'adressa
à la vieille dame sans la quitter des yeux.
- Je suppose que ça répond à ta question, la vioque
- Mais
Elle n'était pas déréglée? demanda
Alizea, incrédule.
- Ca se dérègle pas, ces trucs-là, Lizzie-chérie.
Il avait l'air mortellement sérieux, et elle ne put se retenir d'éprouver
un petit pincement d'appréhension.
- Et
Ca veut dire quoi?
-Que t'es aussi balèze que n'importe quel membre à part entière
d'une race magique. Et un membre assez fort! M'étonne plus tant que ça
que tu aies pu ouvrir ce fichu cercle en dormant!
- Mais
Ca ne devrait pas être possible! s'exclama la vieille dame.
Cette puissance n'est possible que pour les métis de première
génération! Et encore, ceux de fils de nobles! Mais les cercles
sont fermés depuis deux mille ans, et le pouvoir s'affaiblit un peu à
chaque génération
-Fils de noble? releva Alizea.
-Ouais? soupira Ashram, reprenant son rôle de professeur ès magie.
La société des magiques se décompose en classes, selon
le niveau de pouvoir. Plus on est fort, plus on a d'importance socialement et
plus on est respecté - évidemment
La grande majorité,
c'est le peuple. Ensuite, il y a les bourgeoisies, haute et basse, qui représentent
un sur cinquante gens du peuple. Plus haut, c'est la noblesse, un sur cent bourgeois,
autrement dit un sur cinq mille gens du peuple. Moi, je suis de basse noblesse.
Plus haut, il y a la très haute noblesse, puis les Empereurs. Au total,
il n'y a guère plus d'une vingtaine d'Archanges, de reines des fées
et d'Archidémons, mais chacun d'entre eux est assez puissant pour détruite
une région entière
-Wahou
Et moi, je serais où?
-Pas la moindre idée. Au moins bourgeoisie, je dirais.
-Bon, ta puissance potentielle est peut-être extraordinaire, mais question
utilisation
Ashram était assis en tailleur contre un des murs de la cave, sous sa
forme de démon. Il avait étendu ses ailes sur les côtés
et avait lové sa queue autour de lui. Il regardait d'un il critique
et déçu l'entraînement que la vieille faisait subir à
Alizea pour lui apprendre à utiliser son pouvoir consciemment. Jusqu'à
présent, ça avait été un échec total.
-Ce qu'il y a, Alizea, c'est que vous n'y croyez pas. Vous pensez trop que ça
va rater. Oubliez vos doutes, vous avez pourtant bien mémorisé
ce petit sort de protection magique, ce qui vous manque, c'est surtout la conviction
que ça va réussir
-Ce qui lui manque, intervint Ashram, c'et qu'elle ne voit pas à quoi
ça peut lui servir, la vioque. Elle voit pas pourquoi elle aurait besoin
de cette formule. Dans mon clan, on a une bonne méthode pour ceux qui
peinent à apprendre une formule. D'ailleurs les humains en ont une du
même genre pour apprendre à nager
-Hein? demanda Alizea, qui trouvait que son sourire était on ne peut
plus louche.
Il se leva tranquillement, et commença à tirer le gant bizarre
qu'il portait sur le bras droit.
-Tu le jettes à l'eau, pour lui prouver qu'en cas de besoin il peut nager
aussi bien que tout le monde
Voilà une méthode qui fait
un peu remonter les humains dans mon estime
-Je ne comprends pas, dit Alizea en se relevant- mais c'était surtout
qu'elle ne voulait pas comprendre.
-Oh, tu vas saisir très vite, Liza.
Et il enleva son gant.
Alizea vit du coin de l'il que Franck avait attrapé son arrière-grand-mère
par le coude et la tirait le plus vite qu'il le pouvait à l'écart.
Elle entendit la vieille pousser une exclamation étouffée, sans
doute à la vue des signes bizarres qui s'étalaient sur le bras
du démon. Ceux qui avaient fait si peur à Alizea le jour de la
bagarre. Elle avait fait assez de progrès dans l'étude et la mémorisation
des sorts pour comprendre que c'étaient des runes finales de formules
magiques- les derniers signes qu'on trace pour lancer une formule- mais extraordinairement
complexes.
Une rune relativement simple sur le haut de son bras se mit soudain à
briller de cette manière bizarre qu'elle associait à la magie,
et, comme il tendait la main en l'air, une boule de feu vint lentement s'y former.
Pourtant, remarqua-t-elle, il n'avait prononcé aucune formule, seulement
un mot
Il cria " Prépare-toi!", et tendit la main vers elle. Alizea
cria comme elle voyait la colonne de flammes se diriger sur elle. Elle voulut
reculer, mais se tordit la cheville et tomba. Les flammes étaient sur
elle. Elle se souvint de la formule et la hurla en priant pour que ça
marche
Trop tard. Elle sentit la chaleur du feu à moins d'un mètre
d'elle.
La vague de feu s'arrêta devant son visage, comme retenue par une invisible
paroi de verre, puis fut violemment chassée en arrière, et s'éteignit
brusquement, soufflée comme une bougie, tandis que toute la poussière
de la cave s'envolait et que la queue de cheval d'Ashram se soulevait sous le
violent courant d'air.
-Ashram?
-Ouais?
-Je te hais.
La vieille dame, maintenant qu'on avait la preuve indubitable des capacités
réelles d'Alizea, avait décidé de lui apprendre toutes
les formules qu'elle connaissait, ravie de se découvrir une personne
pour lui succéder, elle dont la pire crainte était de mourir en
emportant ses secrets avec elle, détruisant ainsi une lignée millénaire
de savoir. Elle lui avait offert son propre grimoire magique, qui était
dans sa famille depuis des générations. Alizea avait voulu refuser,
mais elle avait insisté, disant que la seule personne de son sang qui
ait encore une trace de don- et qui crût à l'existence de la magie-
était son arrière-petit-fils, Franck, mais qu'il ne s'y intéressait
plus vraiment à présent qu'il était presque adulte, et
qu'il était bien trop faible pour utiliser la moindre formule. Ce grimoire
finirait au fond d'une cave, enseveli sous la poussière. Autant qu'Alizea
s'en serve.
Celle-ci avait été un peu rebutée par l'épaisseur
du livre et par le nombre et la variété ahurissante de sorts qu'il
contenait, mais elle en avait besoin pour trouver une formule adaptée
à l'ouverture du cercle. Elle le prit donc avec reconnaissance. C'était
devenu son livre de chevet.
C'était fou le nombre de formules qu'il pouvait y avoir. Il y en avait
pour tout, en guérison, des niveaux adaptés à chaque type
de blessure, que ce soit refermer des coupure, redresser des os brisés,
reformer de la chair arrachée (berk); en protection, des boucliers magiques,
physiques; des sorts pour immobiliser, pour endormir, pour détendre les
nerfs d'une personne énervée, pour faire venir le lait à
une femme tarie( hein? excellent!), pour faire obéir les chevaux et les
chiens (et les Wyvernes, quoi que ça puisse être), pour retrouver
des objets perdus, savoir si son conjoint vous était fidèle de
cur, parler à des gens par l'entremise de miroirs
Pour voler
Voler, voilà qui méritait de se mettre sérieusement à
la magie.