Alizea, toujours vêtue d'un gros pull et d'un jean, son uniforme, était
en classe de français. Elle était assise au fond, contre le mur.
La place à côté d'elle était vide, comme d'habitude.
Quand la prof écrivait au tableau, les filles de sa classe se retournaient
pour la regarder, ricanant et chuchotant. Elles étaient toutes au courant
de sa fugue avortée. Les garçons étaient un peu moins méprisants,
mais tout aussi curieux. Mais elle s'en moquait bien. Arrivée depuis
peu, elle ne s'était pas fait d'amis, et n'avait d'ailleurs pas essayé.
Ici, les filles étaient des salopes et les garçons des brutes
sans cervelle. Quel intérêt?
Elle se rappela son arrivée à la "maison". Son oncle
ne lui avait pas fait le moindre reproche, pas d'engueulade, pas même
un regard mauvais, depuis son retour. Mais elle savait pourquoi. Il avait peur
de l'assistante sociale qui était venue discuter avec elle des raisons
de sa fugue. On pouvait lui retirer sa garde, ou même le poursuivre en
justice. Alizea n'avait que seize ans, et depuis peu. Mais elle n'avait rien
dit, sinon un vague mensonge à propos de son père. Pas par peur.
Mais à présent, elle savait comment le menacer pour le forcer
à garder ses distances. Ils vivaient depuis lors dans une indifférence
mutuelle. Il touchait de l'argent et elle n'allait pas à l'orphelinat.
Tout le monde était content.
Le directeur entra soudain, interrompant une explication incompréhensible
de la prof de français. Il annonça, avec un sourire qui détonnait
chez ce cerbère, l'arrivée d'un nouvel élève, et
le pria d'entrer. Murmure admiratif chez les filles. Le nouveau venu était
châtain à reflets roux très prononcés, les cheveux
courts, aux oreilles, avec des mèches ondulées qui lui masquaient
par intermittence les yeux, qui étaient verts très clairs, un
peu jaunes; il était vraiment très mignon, assez grand, plutôt
musclé.
C'était Ashram.
Il se présenta:
- Ashley Astaroth, j'arrive de Russie où j'ai passé quelque temps
et je ne connais pas très bien la région. Je compte sur vous pour
m'aider!
Son sourire amical était tout à fait sincère. C'était
bizarre, mais Alizea pouvait voir, comme en transparence, ses ailes étendues
derrière lui, et des éclairs d'or traversant ses prunelles vertes.
Et elle était apparemment la seule à entendre dans sa voix si
chaleureuse la petite nuance qui indiquait très distinctement qu'il se
foutait de leurs gueules. Peut-être parce qu'elle l'avait déjà
entendue
La prof était sous le charme, comme les filles de la classe. Elle lui
demanda en riant s'il savait que son nom de famille était celui d'un
des sept démons principaux. Il lui retourna son sourire:
- Bien sûr! C'est même celui qui représente la luxure!
Et alla s'asseoir directement à côté d'Alizea, dédaignant
la "chef" des filles qui commençait à lui faire une
place. Ca n'allait pas arranger leurs rapports. Déjà qu'elles
ne pouvaient pas se blairer.
Alizea avait vraiment envie d'exiger des explications, mais elle ne pouvait
pas lui parler: toutes les têtes étaient tournées vers lui
pour l'observer, les garçons d'un air méfiant, les filles avec
un filet de bave aux lèvres. Ashram
Non, Ashley, avait l'air ravi
d'être le centre de l'attention générale. Son sourire charmeur
était vraiment craquant. Et le pire, c'était qu'il paraissait
sincère.
Mais Alizea savait très bien pourquoi il était là. Pas
pour en apprendre plus sur son monde, ni pour draguer les filles de sa classe
- enfin, pas en priorité- mais pour la convaincre de l'aider à
ouvrir le cercle magique. "Bon sang, je lui ai dit non, il me semble!!
C'est pas vrai! Il est complètement bouché, ou têtu comme
un troupeau de mules?" ragea Alizea en essayant de ne pas le voir. "Enfin,
je pense que je ne risque rien puisqu'il pense que je suis la seule à
pouvoir l'aider. Oui, je suis sûrement la seule, parce que pendant ces
quelques jours, il a bien dû chercher quelqu'un qui accepterait. Et s'il
n'a pas trouvé, même avec cette aura qu'il peut soi-disant repérer
à des kilomètres
Ah non, ça c'est pour les vierges,
ou ça marche aussi avec la magie banale?"
Elle ne put s'empêcher de lui jeter un coup d'il en coin. Evidemment,
il était en train de la regarder en souriant d'un air moqueur- est-ce
qu'il savait sourire d'une autre manière? Comme s'il n'avait rien à
faire d'autre, tiens. Elle lui fit une grimace.
Il lui envoya un baiser. Crétin.
Il chuchota, sans se tourner vers elle: "Tu m'ouvres le cercle?" Elle
fit mine de n'avoir rien entendu.
Mais, comme elle s'y attendait, il ne s'avoua pas vaincu pour si peu. Il tira
le coin de sa feuille de cours vers lui, et écrivit dans le coin supérieur,
d'une belle écriture gothique, " Tu m'ouvres le cercle?"
Elle lui dessina en dessous un joli doigt d'honneur. Apparemment, la signification
de l'acte n'avait pas changé au cours des siècles, si elle en
croyait son reniflement, mi vexé, mi moqueur. Il reprit sa feuille, et
écrivit en dessous "Honneur aux dames. Tu m'ouvres le cercle?"
" T'as pas beaucoup de conversation."
" T'as raison. J'en aurai plus une fois que tu m'auras ouvert le cercle."
" Tant mieux, j'ai pas envie de te parler."
" Si tu m'ouvres le cercle, je ne te parlerai plus, puisque je ne serai
plus là."
" Que tu me parles ou pas, je m'en fous."
" Je peux continuer à te demander de m'ouvrir le cercle, alors?"
Bon, pas la peine de jouer au plus malin, il avait eu le temps d'apprendre à
l'être plus qu'elle. Quel brise-couilles, ce type!
Toute la journée, il la suivit partout, même devant les toilettes,
répétant, toujours avec le sourire, et à intervalles réguliers,
sa question: "tu m'ouvres le cercle?". Apparemment, il avait décidé
de l'avoir à l'usure, puisqu'il ne pouvait pas la forcer. Elle avait
beau feindre de ne pas l'entendre, elle finit par craquer, le soir, avant la
fin des cours.
- Je t'ai dit non, tu te souviens?
Les oreilles de toutes les filles de sa classe étaient tendue vers eux
pour essayer de surprendre ce qu'ils disaient. Ashley, qui s'en était
rendu compte, baissa la voix et sourit à Alizea e son sourire moqueur
numéro un, qui voulait dire en gros "oh, vraiment?"
- Et moi je t'ai dit que tu changerais bientôt d'avis, tu te souviens?
- Va te faire foutre! T'as peut-être besoin de moi, Ash, mais moi j'ai
pas besoin de toi!! J'm'en fiche de t'aider, je m'fiche que tu restes coincé
là, parce que ça ne change rien pour moi! J'gagne rien à
t'aider, rien d'autre que des problèmes! Et je suis pas une bonne poire.
Je ne gagne absolument rien en faisant ça.
Alizea essayait de crier doucement, mais elle était si énervée
qu'elle n'y arrivait pas vraiment. Qu'il était sûr de lui! C'était
insupportable! S'il le lui avait demandé poliment, elle lui aurait peut-être
accepté, mais à présent, il n'en était plus question!
Elle avait décidé de lui montrer que les démons n'étaient
pas les seuls à être têtus.
Ashram sourit de son sourire supérieur numéro deux ("meuh
non, j'me fous pas de ta gueule!") et répliqua posément.
- Pour l'instant, non, tu ne gagnes rien, mais bientôt tu verras que de
gagner la tranquillité, c'est pas si négligeable!
- En classe, j'ai l'habitude qu'on me fasse chier, tu sais, ça ne changera
pas grand-chose. J'aurai toujours la paix chez moi!
Elle lui sourit d'un air moqueur - pour une fois que c'était elle qui
le faisait! Il lui retourna son sourire, sans rien ajouter.
Une fois sortis du bâtiment, il lui envoya un baiser accompagné
d'un clin d'il, et disparut au coin de la rue. Elle s'en fichait pas mal,
tiens, qu'il se casse! Enfin des vacances! Apparemment il avait décidé
de ne pas lui prendre la tête sur le chemin du retour, déjà
ça
Les pétasses grinçaient des dents en la regardant, elles étaient
vertes de jalousie. Vu ce qu'elles avaient entendu de leur conversation, s'aperçut
Alizea, et vue la manière qu'il avait de se comporter avec elle, la collant
et lui souriant sans arrêt, les filles devaient être sûres
qu'il lui avait demandé de sortir avec lui. C'était vrai que visiblement,
il y avait de quoi être jalouses, en humain, il n'était pas si
mal
Il était même franchement canon! Si seulement il n'était
pas si chiant
Alizea se rendit compte de ce qu'elle venait de penser. " C'est un démon,
ma fille, un démon! Pas un simple beau gosse trop sûr de lui et
trop têtu!! Et s'il le pouvait, il te violerait sur-le-champ."
Au fond -mais très profond, alors- elle n'était pas si mécontente
de l'avoir rencontré. Elle s'ennuyait tellement, avant, sans rien d'autre
à faire que de penser à la disparition de son père
Ce qui était sûr, c'était que sa vie n'était plus
banale! Avoir un démon dans sa classe, ça n'arrivait pas tous
les jours
Un sorcier, qui faisait danser des flammes sur ses doigts
La magie était vraie, elle existait
Le monde n'était peut-être
pas si mortellement terre-à-terre, après tout?
Alizea était encore toute à ses rêveries quand elle arriva
chez son oncle. Première bizarrerie, qui la réveilla aussitôt:
il vint lui ouvrir la porte. Deuxième bizarrerie: il lui sourit, d'un
sourire un peu "space". Il ne fumait pas le joint pourtant. Son sourire
lui rappela étrangement celui du directeur
Il avait l'air de quelqu'un
qui dort à moitié.
- Ma nièce chérie, s'exclama-t-il (déjà, là,
il y avait un gros problème), on a de la visite! ( mon Dieu, il avait
l'air ravi, lui qui détestait tout le monde avec une belle impartialité.
Il était peut-être bourré, ou pire- ou mieux- malade?) C'est
un de tes cousins! ( un cousin? première fois qu'elle en entendait parler,
et pourtant la DDASS avait fouillé loin pour lui trouver une autre famille
que ce type. De plus il n'était partial qu'avec sa famille: il les haïssait
encore plus que les autres. )
Au fond, elle ne fut pas vraiment surprise lorsqu'elle reconnut Ashram qui lui
souriait depuis le fauteuil strictement réservé à son oncle.
Elle le regarda d'un air affligé - d'ailleurs, elle l'était. Est-ce
qu'il avait ensorcelé tout le monde autour d'elle? Par contre, elle fut
proprement ulcérée de la phrase suivante de son oncle.
- Désolé, mais l'appartement est petit, alors il va devoir dormir
dans ta chambre.
- Ca va pas?! Tu veux pas le mettre dans mon lit aussi!?
L'oncle n'entendit apparemment pas la réflexion d'Ashram - "Oh,
je m'y mettrai tout seul!"- et continue dans son rôle de gentil-tonton-chéri
(qui soit dit en passant lui allait aussi bien qu'un pantalon à un Chippendale):
- Mais non ma chérie, je lui installerai un matelas par terre!
Bon, il était ensorcelé aussi, pas la peine de discuter. Elle
jeta un regard meurtrier au démon, qui la regardait d'un air si innocent
que, comme aurait dit son père, on lui aurait donné le bon Dieu
sans confession. Quel comédien! Un vrai petit ange! ("Tiens, y a-t-il
aussi des anges?" pensa-t-elle distraitement.)
Bon, puisqu'il tenait à ce qu'elle reste vierge, elle ne risquait pas
de se faire violer
Mais dormir à côté de lui!! Elle
était sûre qu'il allait lui prendre la tête toute la nuit.
Elle ne se trompait pas.
Pas une seconde il ne l'avait laissée dormir. Il lui avait parlé
de tout ce qui lui passait par la tête, elle en était sûre.
Entre autres: ses incantations favorites: techniques de flammes (pour chauffer,
rôtir, rissoler, brûler, griller, carboniser, faire bouillir le
sang) et de ténèbres (pour estropier, éventrer, éviscérer,
énucléer, décapiter, démembrer, faire fondre la
chair, broyer les os, et, en général, faire périr dans
d'atroces souffrances); ses passe-temps favoris: beuveries, baise, bagarres,
baise, sorcellerie, baise
Il lui avait même décrit, en détail
s'il vous plaît, ses conquêtes les plus mémorables et ses
positions favorites au lit. Au moins, elle se sera couchée moins bête
au soir!! Et d'après ce qu'il lui avait raconté sur ses amis,
tous les démons étaient aussi obsédés et vicieux
que lui
Pas pour rien qu'il ait choisi le démon de la luxure comme
prête-nom, pensait-elle.
Enfin, après plusieurs soirs de ce régime, elle avait réussi
à glaner plusieurs renseignements intéressants sur son monde.
Par exemple, les démons n'avaient rien à voir avec le diable,
ou la religion, pas plus que les anges, mais si les humains l'avaient cru, ce
n'était pas sans raisons: les anges étaient aussi doux et généreux
que les démons étaient sadiques et vicieux, et ce n'était
pas peu dire si Ashram était un exemple représentatif!
Elle avait aussi appris que les humains qui ont un pouvoir ( comme elle, à
ce qu'il soutenait) le doivent à un de leurs ancêtres qui était
d'une race magique. Les humains n'ont pas de magie naturellement.
Les races magiques se classent en plusieurs catégories. D'abord, en premier
par leur nombre, leur longévité et leur niveau de civilisation,
les Ailés. Les démons donnent des sorciers doués en magie
noire ( destruction, combat, malédictions diverses
Influence mentale,
exemples le directeur et le tonton), les anges des mages ( magie blanche: guérison,
protection, scellé, voyance
Ouverture de cercle -elle est donc
d'ascendance ange), les fées, des enchanteurs (magies des éléments:
eau, terre, air, feu).
Ensuite, il y a les Changeformes, qui regroupent les loups-garous, les tigres-garous,
les licornes ( les licornes ont deux formes en plus de leur forme de base),
plus d'autres races rares comme les Yohkos (sortes de renard-garous) et les
Tanukis, plus répandus dans ce qui correspond à l'Asie. Ces peuples
sont le plus souvent nomades mais commercent avec les Ailés. Quand le
croisement marche, ils font hériter de leur magie annexe ou de leur caractéristique
physique (comme la force, pour les garous), mais pas de leur capacité
de transformation, car le croisement se sera forcément produit sous une
autre forme que celle de leur base.
Les Métahumains sont divisés en deux: d'un côté les
Elfes, divisés en couleurs, de blanc à noir en passant par bleu,
brun et gris, de l'autre les races "dégénérées",
orques, trolls, gobelins, hommes-Lézards, Minotaures, Kobolds, nains
Enfin, la dernière catégorie, les "six-pattes", qui
regroupe les races incompatibles avec les autres pour raison de non-concordance
physique, à savoir les centaures, les léonides (centaures au corps
de lion), (bizarrement) les sirènes (placées là pour leur
non-concordance physique )
Et, race la plus rare, mais la plus respectée
en raison de sa puissance, les Dragons.
Et toutes ces espèces, plus quelques autres, avaient signé le
pacte anti-humains.
Sans effet.
C'était plutôt intéressant, ces "conférences",
ça lui donnait à rêver
Et ça lui avait aussi
servi à mieux le connaître. Au fond, il n'était pas aussi
méchant qu'il semblait, juste très mal élevé
Ce qui était sûr, c'est que quand il s'y mettait vraiment, elle
était incapable de s'empêcher de rire, quoi qu'elle fasse. C'était
un type qui attirait irrésistiblement la sympathie et la confiance, malgré
tous ses défauts
Mais elle commençait à avoir une
tête de déterrée à force de ne pas dormir de la nuit.
Finalement, le quatrième soir, elle s'endormit, alors qu'assis en tailleur
sur son lit, il lui racontait avec force détails une énième
séance d'étripage. Elle ne pouvait pas voir qu'il se penchait
sur elle pour la regarder, puis passait une main sur sa joue, et lui caressait
doucement les cheveux.
Si elle avait aperçu son expression, elle n'aurait plus été
aussi sûre que sa vertu ne risquait rien. Ashram hésitait visiblement,
une main à quelques centimètres de son épaule, dénudée
par la large encolure de son tee-shirt; il serrait les dents à s'en péter
l'émail, et semblait face à un dilemme insoutenablement cruel.
Il remonta vivement le drap sur elle, s'écarta du lit, la regarda encore,
avec un air de tendresse moqueuse sur le visage, puis se détourna brusquement,
comme s'il avait eu peur de changer d'avis, et du même mouvement sauta
par la fenêtre ouverte. Entre le septième étage où
ils étaient et le sol, ses ailes apparurent et se déployèrent.
Il remonta entre les immeubles, puis s'éloigna, survolant la ville à
la recherche d'un cercle magique.