C'est la nuit, la pleine lune se lève sur la forêt. Sous les
hautes futaies de chênes, entre les taillis, une jeune fille court sans
regarder où elle va. Elle a environs seize ans, elle est vêtue
d'un gros pull large et d'un jeans qu'elle a déchiré un peu plus
tôt en tombant dans un sentier pierreux, et elle porte un sac à
dos qui ne contient que le strict minimum. Ses yeux bleus, si clairs en plein
soleil, fixés droit devant elle pour repérer le chemin qu'elle
prend, sont embués de larmes dues autant à sa tristesse qu'à
sa colère. Elle se soucie bien peu que ses cris de détresse et
de rage réveillent les habitants des bois.
-Jamais!!! Jamais je ne rentrerai!! Papa, papa
Pourquoi tu es parti? Papa
Elle s'enfonce dans la forêt.
Flash-back
Un type, grand, barbu, la trentaine bien passée, encore athlétique,
mais qui commence à s'empâter, lève la main sur elle. Il
crie, furieux:
- T'es là par pure charité de ma part!! Si j'étais pas
là, t'irais à la DDASS, alors fais pas chier!
- Je suis là parce que je te rapporte du fric avec les allocations, et
c'est tout! répond la jeune fille.
Elle se reçoit une gifle monstrueuse qui l'envoie se cogner la tête
contre le mur. L'homme ricane.
- J'te conseille pas de répéter ça, Alizea. Et habitue-toi
vite à m'obéir parce que t'es là pour longtemps.
- Mon père reviendra!! s'exclame la jeune fille en se redressant tant
bien que mal, essuyant d'une main le filet de sang qui coule de son nez. Il
reviendra et il
- Et il? répète l'homme en éclatant d'un rire cruel et
quelque peu aviné. Ton père? Mon crétin de beau-frère
est mort, depuis six mois qu'on le recherche, on aurait retrouvé autre
chose que sa bagnole!!! Et même si par je sais quel miracle il revenait,
tu sais aussi bien que moi que ton abruti de Gabe est une mauviette, un faible,
et un vrai gamin!!! Qu'est-ce que je risque? Il est mort! Mort!!
Alizea marche, à présent, trop fatiguée pour courir. Mais
pas pour penser. Son oncle a tort, son père est vivant. Elle l'aurait
senti si
Jamais elle ne retournera avec lui, surtout pas après
ce qui s'est passé ce soir. Jamais.
Il n'est pas mort, elle refuse d'y croire. Pas son père.
Trop fatiguée pour marcher encore, elle décide de s'arrêter.
Se laissant guider par son instinct, elle repère une petite clairière
entre des buissons touffus, presque indécelable de loin, où l'herbe
est presque rase, et qui forme à peu de choses près un cercle.
Elle pose son sac par terre, et pose la tête dessus, roulée en
boule pour se protéger de l'humidité. Elle s'endort très
vite, sans remarquer que les cinq rochers disposés autour de la clairière,
qu'elle a pris pour de vieux troncs d'arbre morts en raison de leur forme et
du lierre qui les recouvre, émettent à présent une lumière
froide, argentée. Des lignes lumineuses apparaissent sur le sol, brillant
entre les hautes herbes, reliant les pierres entre elles.
Alizea est endormie au centre d'un pentacle.
L'aube la réveille. Elle a plutôt bien dormi, malgré ce
rêve bizarre
Toute la nuit elle a eu l'impression de lutter contre
une paroi de verre qui l'empêchait de sortir. Sortir d'où, elle
ne le sait pas, mais
Elle ne se rappelle pas si elle a réussi à
la briser ou non, et ça la tourmente quelques secondes, puis elle oublie.
Elle s'étire et bâille
Et remarque le jeune homme assis en
tailleur à côté d'elle. Le jeune homme
Il lui faut
une minute entière pour admettre ce qu'elle voit.
Il a les cheveux rouges, pas roux, mais de la couleur du sang, ramenés
en queue de cheval, avec une frange dont les mèches masquent ses yeux,
et deux longues mèches fines devant les oreilles. Son torse large nu,
il porte un pantalon bouffant, blanc, et une espèce de gant sur le bras
droit qui remontre presque jusqu'à l'épaule. Il a l'air grand,
et il est très musclé.
Mais ce ne sont que des détails secondaires.
Son visage est beau, et ferait accourir toutes les filles si ses yeux, magnifiques
au demeurant, n'étaient pas d'une couleur assez inattendue qui frappe
l'observateur, or clair, bordant des pupilles fendues comme celles d'un chat.
Ses oreilles sont pointues et un peu longues, à la manière des
elfes dans les légendes. Il a des cornes sur la tête, légèrement
torsadées, d'un gris sombre tirant sur l'argenté. Et des ailes
membraneuses, de cuir brun, qui, entièrement déployées,
doivent faire dans les six à sept mètres d'envergure. Et une queue
de dragon, épaisse et musculeuse, avec une petite crête qui suit
l'épine dorsale, posée sur le sol autour de lui. Le bout en traîne
tout près d'Alizea. Elle reste là, à le dévisager.
Elle n'a même pas peur. Elle est trop surprise pour avoir peur.
Il l'observe d'un air pensif, un peu méprisant, comme s'il se demandait
ce qu'il a bien pu trouver là. Finalement, il se décide à
parler, puisque visiblement elle n'en a pas l'intention- et pour cause, elle
ne sait pas trop ce qu'on est censé dire dans ces cas-là.
-Salut
Sa voix est grave, profonde, légèrement voilée. Elle arrache
Alizea à la stupeur dans laquelle elle est plongée. Si c'est un
rêve, il est foutrement réaliste. Pour se convaincre, elle tend
la main vers l'extrémité de sa queue. Au toucher, cela ressemble
à du cuir fin, chaud. Devant ses investigations, l'être hausse
à peine un sourcil.
- Les démons ont l'air plutôt rares par ici, d'après ta
réaction
- Rares?! s'exclame Alizea, hésitant entre le rire et la stupéfaction-
un démon
. En fait, reprend-elle en baissant les yeux, troublée
par ces iris d'or, ils sont si rares que
Tout le monde admet qu'ils n'existent
pas et n'ont jamais existé.
Elle ose regarder le
Le démon en face. Il sourit d'un air moqueur.
Ses canines sont très pointues.
- Pas plus que les dragons, les fées, les elfes, les licornes, ou autres
créatures magiques, je suppose?
- Magiques?!
Alizea est cette fois franchement stupéfaite. Elle se perd dans les implications
de cette question. Si lui existe vraiment - et elle ne peut plus en douter-
alors les autres êtres de légende
- Mais la magie n'existe pas!! Ou du moins plus maintenant!
Le démon rit franchement, à présent. Et son expression
n'est pas très flatteuse pour elle. Elle se fait l'effet d'être
une vraie idiote.
- Bien sûr que la magie existe encore! Et elle est moins rare que ce que
tu crois. Même toi, tu dois avoir un pouvoir.
La dernière phrase du démon est si inattendue qu'elle se demande
un instant si elle ne l'aurait pas mal comprise. Elle, un pouvoir?! Sa dernière
tirade l'achève.
- Sinon, tu n'aurais pas pu ouvrir le cercle magique où j'étais
enfermé. Et inexpérimentée comme tu l'es, c'est encore
heureux que tu sois vierge, sinon, j'aurais pas fini de me faire chier dans
ce trou.
Alizea est écarlate, et un peu vexée.
- Comment tu peux savoir que je suis
euh, si je suis vierge ou pas? Et
puis quel rapport?
Là, c'en est apparemment trop pour lui? Il explose de rire, si fort que
si sa queue n'avait pas servi d'appui, il en serait tombé à la
renverse. Alizea est à présent très vexée. Une fois
qu'il a fini de rire, le démon, un grand sourire aux lèvres, daigne
lui expliquer.
- Les vierges ont une sorte d'aura magique très facilement reconnaissable.
Ca les aide dans quelques sorts et ça leur facilite l'usage de la magie
en général. C'est repérable à un kilomètre
à la ronde par toute créature magique.
- J'ai quand même du mal à croire ce que tu m'as dit, sur la magie
et tout
fait-elle, toujours renfrognée.
- Tu veux une preuve? demande le démon en soupirant devant son scepticisme.
Il lève un index devant lui, comme un professeur prêt à
se lancer dans une grande explication. Une flamme s'allume au bout de son doigt,
exactement comme si son ongle cachait un briquet.
- Je ne te conseille pas de vérifier que c'est bien une vraie flamme,
dit-il paisiblement.
- Mais comment
Je veux dire, si ça existe vraiment, demande Alizea
une fois remise du choc, comment ça se fait qu'on n'en sache rien? Que
seule une poignée d'illuminés croie en vous? Qu'il n'y ait aucune
preuve de votre existence?
- Je crois que je vais te donner un petit cours sur l'histoire des mondes, soupire
le démon.
Alizea se dit que si ce satané démon - satané démon,
ça fait un peu pléonasme- bon bref, que si ce démon la
regarde encore de cet air narquois, elle va lui flanquer une gifle, malgré
sa taille et sa magie. Mais elle est curieuse de ce qu'il a à dire, et
intriguée par sa formule - l'histoire des mondes- aussi, elle l'écoute,
remettant la claque à plus tard.
- Il y a trois-quatre mille ans, les espèces les plus diverses, magiques
ou non, vivaient ensemble sur deux monde parallèles reliés par
des pentacles magiques disposés un peu partout. Les humains étaient
rares, et tant mieux. Ils étaient faibles, physiquement comme en magie,
et un danger pour personne. Quand ils sont devenus de plus en plus nombreux,
personne ne s'est inquiété. Mais les humains, agacés de
leur infériorité sans doute, se sont mis en tête de détruire
les autres races. Pour leur résister, on a fini par créer un pacte
entre les peuples, mais c'était trop tard déjà. Ils nous
ont forcés à nous réfugier dans l'autre monde et à
sceller les passages magiques, il y a à peu près deux mille ans.
Si vous n'avez pas trouvé de traces de nos civilisations, c'est sans
doute que vos ancêtres les ont détruites ou se les sont appropriées.
Nous étions très en avance sur vous dans la plupart des domaines.
Pas étonnant remarque, si on considère votre durée de vie.
Au fait, elle a augmenté depuis le temps?
- Je sais pas trop
Oui, depuis l'Antiquité
On vit en moyenne
soixante-quinze ans, à présent.
Le démon fait la moue, comme si c'était dérisoire.
- Eh, c'est pas mal, ça a doublé depuis deux mille ans!
- L'espérance de vie d'un démon va de trois mille à vingt
mille ans, lâcha-t-il en haussant les épaules.
Alizea cligne plusieurs fois des yeux, tentant de se représenter une
telle durée de vie, mais elle n'y arrive pas. Pas étonnant qu'il
ait l'air blasé
Trente ans de plus, pour lui
- Et toi? Que fais-tu ici, si tous les autres sont partis?
- Moi, j'ai été piégé par un mage humain juste avant
de passer dans l'autre monde, ce qui fait que je glande dans cette putain de
clairière depuis deux mille putain d'années. T'as d'autres questions?
demande-t-il, d'un ton qui indique qu'il commence à en avoir assez de
lui faire la classe.
- Il n'y a plus aucune créature magique ici, alors? demande-t-elle pour
confirmer ce qu'elle avait appris. Tu es tout seul?
Elle aurait presque pu le plaindre s'il n'avait pas souri ainsi.
- T'as tout compris, mignonne! Mais j'espère que ça va pas durer.
- Et comment tu vas faire? Tu vas briser les scellées entre nos mondes?
- Non, pas moi. Toi.
Dire qu'Alizea est stupéfaite est aussi proche de la vérité
que de dire que les chats ressemblent aux tigres. La seule différence
étant la taille.
- Le sort qui bouche les passages est plus puissant que celui dont tu m'as délivré,
mais tu as réussi à le faire sans entraînement, alors
Et si tu réfléchissais, tu verrais que si j'avais le pouvoir d'ouvrir
les cercles, je me serais délivré tout seul, j'aurais pas attendu
d'me faire aider par une pucelle ignorante de ton genre!
- Dis donc
commence-t-elle en levant le poing instinctivement, furieuse,
et en lançant la main pour le gifler à la volée.
Alors là, elle va l'égorger. Ou lui crever les yeux, à
la rigueur. Elle n'a pas le temps de finir son geste qu'il saisit son poignet
au vol et le lui tord dans le dos. Elle ne l'a même pas vu bouger. Elle
aperçoit ses yeux à dix centimètres des siens, les pupilles
réduites à des fentes noires tranchant sur l'or de ses iris.
Il tient son poignet serré, elle ne peut pas se dégager. Elle
tire de toutes ses forces; peine perdue. Ca ne change que l'expression de son
visage: il lui sourit d'un air moqueur et même carrément méprisant,
qui lui offre une vue imprenable sur ses canines vampiresques, puis tord encore
un peu plus son poignet, de manière à la forcer à se rapprocher.
Elle serre les dents pour ne pas crier de douleur, mais ne peut faire autrement
que de céder à la torsion. Il ne relâche un peu la pression
qu'une fois qu'elle est plaquée contre lui, totalement prisonnière.
La lueur moqueuse danse encore plus sauvagement dans ses yeux de chat. Alizea
est soudain sûre qu'il va la violer. Son autre main saisit sa nuque, l'empêchant
de faire le moindre mouvement. Il se penche pour l'embrasser
Puis son
regard change. Il devient lointain, pensif
Il la lâche soudain,
avec une bordée de jurons.
Alizea retombe en arrière et se ramasse sur les coudes. Là, elle
a eu peur.
- Par le cul de Lucifer et les nibards d'Asmodée!! Deux mille ans dans
un putain de trou et la première fille qui me tombe sous la main elle
doit rester pucelle pour me servir à quelque chose!! Ah, merde!! T'aurais
pas pu être une vielle peau obèse, que j'regrette un peu moins?
Il a l'air à mi-chemin entre le rire et la grosse colère. Alizea
flippe un peu moins- le viol semble reporté
Il regrette de ne pas pouvoir
Alors elle lui plaît? C'est flatteur,
d'un côté, mais comme il vient de le faire remarquer, après
deux mille ans d'abstinence
- Te servir à quelque chose? J'ai pas accepté!! s'exclame Alizea,
bien décidée à lui faire payer la peur qu'il lui a faite.
Si les passages ont été scellés, il y a une très
bonne raison, ton peuple et le mien étaient incompatibles. S'ils sont
rouverts, qui te dit que ça ne déclenchera pas une guerre ou autre
chose? Moi, tes problèmes, ça ne me regarde pas!!
La jeune fille se relève, saisit son sac, le jette sur son épaule
et commence à partir vers le petit sentier par où elle est venue.
Elle ne va pas très loin. Le chemin lui est soudain barré par
une immense aile de cuir ouverte au maximum.
- Dis donc, minette
- Je m'appelle Alizea, pas "minette"! Et laisse-moi passer!!
- Alizea, c'est très mignon! réplique-t-il aussi sec. Enchanté,
je suis Ashram!
Il a un sourire absolument crispant qui ne veut pas-du-tout dire qu'il se fout
de sa gueule.
-Et je ne te laisserai pas passer avant que tu m'aies donné ton accord.
Là, il ne sourit plus. Il a l'air décidé à la coincer
tout la journée s'il le faut. Elle aussi, elle est têtue, elle
va lui montrer. Elle ne lui cédera pas, il peut crever!!
Ils restent face à face à se regarder dans le blanc des yeux,
elle les bras croisés sur son sac qu'elle serre sur sa poitrine - il
a une manière de la regarder qui la fait rougir, on dirait qu'il évalue
la marchandise- lui campé les poings sur les hanches, ailes étendues-
c'est beau
- et queue qui se balance au-dessus du sol comme les chats de
mauvaise humeur. Elle a l'air forte, sa queue, les muscles jouent comme elle
oscille
Et son envergure est pour le moins impressionnante. Il est tellement
plus grand, plus fort qu'Alizea
Elle se sent soudain très petite.
Il la regarde de haut d'une manière très énervante
Mais c'est le but, se rappelle-t-elle. Il attend sans doute qu'elle perde son
calme et se jette sur lui; il n'aura plus qu'à la maîtriser.
Alizea le déteste.
Pourtant, il ne lui semblait pas si insupportable, au début, quand elle
s'est réveillé, un peu hautain, pour sûr, mais plutôt
sympa
Elle s'est bien trompée.
Leur face-à-face due depuis bien dix minutes, quand il est rompu par
le bruit que font une douzaine de personnes au moins qui approchent en battant
les taillis. Ils sont accompagnés de chiens, et poussent des cris. Des
chasseurs? Mais Alizea entend finalement que c'est son nom qu'ils crient
La police.
Ashram tend l'oreille vers le bruit, penchant la tête de côté,
l'air pensif, puis se retourne vers elle. Avant qu'elle ait pu réagir,
il s'est approché, l'a saisie par les coudes, s'est penché sur
elle
Quand les policiers pénètrent enfin dans la clairière,
elle n'a toujours pas bougé, les yeux fixés sur l'endroit précis
où il s'est enfoncé dans les taillis après l'avoir embrassée.
Elle leur répond d'un air absent, tout en se rappelant sa dernière
phrase.
" Tu diras oui
"