-Duo!! DUO!!!
Presque frénétique, un garçon aux cheveux en bataille cherche
dans les débris encore fumants de gundamium déchiqueté,
soulève sans s'en rendre compte des pans de métal deux fois plus
lourds que lui.
-DUO!! Réponds, merde!!!
De sous un débris de gundamium, un serpent de cheveux châtain s'échappe,
une natte échevelée et roussie.
La plaque vole au loin. Quand elle atterrit il est déjà à
genoux à côté du corps ensanglanté de l'autre pilote.
Un moment, il s'immobilise. L'autre a l'air si mince, si fragile ainsi, recroquevillé,
sa peau trop pâle souillée d'un filet de pourpre à demi-sec.
-Duo
Réveille-toi, baka!! On n'a pas le temps avec tes jeux, OZ
arrive!! Allez, debout!
Les longs cils ne frémissent pas.
Rien ne bouge. Même le vent ne peut faire frémir les mèches
échevelées échappées de sa natte, encroûtées
de sang qu'elles sont.
Immobile
si immobile
Trop.
Duo est un être de mouvements, de soleil, de rire, de joie
Ici,
sous ce ciel gris d'orage menaçant, figé, silencieux, il n'est
pas à sa place.
Le garçon s'accroupit lentement, passe une main inconsciemment tendre
sur la joue de son camarade tombé.
-Duo, ça suffit, réveille-toi.
Ce matin, c'est exactement ce qu'il lui a dit. Le même ton. Le geste,
il avait voulu, il n'avait pas osé. A la place, il l'avait saisi rudement
à l'épaule et l'avait secoué brièvement, presque
brutal. Rien ne pouvait réveiller l'américain de toute façon
quand il avait décidé de dormir, même pas un tremblement
de terre.
Est-ce la terre qui bouge sous ses pieds? Oui, forcément. Il ne perd
jamais l'équilibre, après tout, jamais. Oui, c'est la terre. Tiens,
elle tremble et vacille à présent. Il a la tête qui tourne.
-Duo, debout
Il n'y aura plus rien à déjeuner! menace-t-il
en dernier recours.
Ca, ça le réveille toujours, même quand tout le reste a
échoué. Quand il a tout essayé pour le tirer de son sommeil.
Il est toujours si affamé
affamé de nourriture presque autant
que de sourires et d'amitié, une amitié qu'il cherche autant qu'il
l'offre à tout venant.
Il ne bouge pas.
Cette nuit Duo avait encore fait un rêve. Il pouvait le dire facilement,
ce crétin l'avait réveillé; après tout, qui ne serait
pas réveillé par tous ces mouvements, ces froissements de draps,
ces coups de pieds dans le vide, ces gémissements perdus?
Oui, qui, sinon le rêveur lui-même? Même endormi Duo ne savait
pas se taire.
-Duo
Duo, on doit y aller, vite
Silence.
Lentement, il glisse une main sous la nuque de l'américain, ce joker
bavard. Il refuse de reconnaître le liquide épais qui colle à
ses doigts. Insensiblement, il penche la tête vers le torse étroit,
pose avec révérence presque son oreille au-dessus de son cur.
Le sang bat si fort dans ses propres oreilles qu'il n'arrive pas à l'entendre
dans la poitrine de l'autre.
Il devra vérifier ses oreilles; elles ont peut-être été
abîmées par cette explosion
l'explosion qui a fait trembler
son monde sur sa base
l'explosion de Deathscythe. Oui, c'est cette explosion.
Il n'entend plus rien, plus rien. Il sait que le monde est toujours là,
il le sait
Il en doute pourtant.
Est-ce que le monde existe toujours quand il ferme ses yeux? La couleur est-elle
toujours là quand il ne la voit pas?
Le monde existe-il si Duo n'y est plus?
Bien sûr qu'il y est, bien sûr, se répète-t-il comme
un mantra, l'oreille sur la poitrine de son camarade.
Pourquoi n'entend-il rien?
Il ne se retourne même pas quand ses sens essayent de l'avertir de la
présence derrière lui. Le cliquetis d'un fusil armé et
la voix qui lui hurle de rester sur place le laisse indifférent. Comme
il s'en moque
Heero se laisse tomber sur les genoux rudement, sans se
soucier des bouts de métal qui le déchiquettent, attire le baka
américain dans ses bras. Duo ne peut visiblement pas marcher; ce n'est
pas grave, Heero va le porter. Il est assez fort pour le porter des heures.
Des jours. Une vie.
Il n'arrive pas à le soulever; son corps semble inamovible. Comme un
enfant qui ne veut pas qu'on le déplace, le garçon à la
natte est mou dans ses bras, tous ses muscles détendus; il doit le tenir
comme il faut s'il ne veut pas le laisser glisser. Non, jamais il ne le laissera
glisser.
C'est son partenaire. Son camarade. Son seul ami, même.
Il aurait dû lui dire à ce baka que comme lui, il voulait qu'ils
soient plus. Il aurait dû lui dire avant.
Lui admettre qu'il avait menti, quand il lui avait froidement soutenu qu'il
ne ressentait rien pour lui.
Maintenant c'est trop tard.
Il devra attendre son réveil
Les yeux vides, il frissonne, resserre sa prise sur l'américain. Comme
Duo doit avoir froid
il doit le réchauffer. Il va le réchauffer.
Il essaye de lui frotter les bras, mais au lieu d'augmenter la température
du garçon, il ne réussit qu'à faire baisser la sienne.
Il est si froid, si froid
Heero se rend compte, très loin, qu'il
tremble. Sa chaleur n'a plus de sens. Plus de but. Elle s'enfuit, le laisse
vide de tout. Une enveloppe
Il se demande brièvement si, quelque part, on ne l'a pas trompé.
Si ce qu'il tient n'est pas qu'une enveloppe vide, une poupée. Oui, c'est
ça, Duo ne peut pas être là
ne peut pas être
ça.
Ca voudrait dire que
Non; il est toujours là. Forcément.
-Heero Yuy?
Une voix, derrière lui, encore une autre; celle-là est calme,
posée. Et parce qu'elle lui semble vaguement familière, il accepte
de l'entendre. Il se retourne, lentement, Duo dans les bras, et lève
les yeux vers l'homme en manteau long parmi les soldats ennemis. Il doit cligner
plusieurs fois des paupières pour chasser un filet de sang séché
qui s'effrite dans ses yeux.
C'est
Kushrenada, oui, il le reconnaît. Treize Kushrenada, identifie
la partie de son cerveau qui reste toujours froide et analytique. Derrière
lui, essayant de le retenir de s'exposer à ce danger, Zechs Merquise
en personne, son grand rival
On a dû les prévenir de sa présence.
Il ne veut pas de cette part de son cerveau maintenant. Ce qu'elle lui dit,
il ne veut pas l'entendre.
-Acceptez-vous de nous suivre sans résistance
? demande Treize
à voix basse.
Le garçon ne répond pas. Treize avance d'un pas
et étouffe
un hoquet de surprise quand il reconnaît enfin ce que tient le pilote
serré contre lui. A ses côtés, Zechs se raidit.
-Le pilote zéro deux
-Il ne bouge plus
Il a si froid, si froid
La voix du pilote japonais est calme, trop calme. Rêveuse presque, détachée.
C'est la voix du bûcheron qui n'a pas encore compris qu'il a juste perdu
sa main.
-Aidez-moi
gémit Heero. Tasukete, kudasai
Il fait soudain plus jeune, bien plus jeune que ses quinze ans. Tellement plus
jeune que l'ancienneté du soldat.
Prudemment, Zechs avance entre les débris de DeathScythe. Il craindrait
bien un piège, mais le regard vide et blanc de son adversaire favori
ne peut pas être contrefait
la manière dont pend le corps
dans ses bras non plus.
Lentement, il saisit un poignet sali de sang, place deux doigts sur la veine.
Heero le regarde, plein d'espoir et de désespoir mêlés,
lève ses yeux bleus ouverts si grands vers l'homme aux longs cheveux
de lin devant lui, un air de totale supplication sur le visage.
C'est l'espoir qui s'efface quand Zechs retire cérémonieusement
son masque et accepte enfin de croiser son regard.
La pluie est chaude sur les joues du jeune pilote, et il se demande pourquoi.
Pourquoi aussi elle ne tombe que sur lui.
Silencieux, Zechs et Treize regardent se répandre le liquide le plus
rare ayant jamais existé sur la Terre et les Colonies: les larmes d'un
jeune garçon connu sous le nom de code de Heero Yuy.
-Non
Le gémissement est si faible, presque inaudible; pitoyable. Un chiot
qui se noie. Puis il se répète, enfle, lentement. Le chiot devient
loup hurlant à la mort, un cri brisé, hoquetant, déchirant.
-NOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOON!!!!!!!! Non oh mon dieu non je vous en prie aidez-le
aidez-moi je vois en supplie, n'importe quoi, je ferai n'importe quoi, je vous
dirai tout ce que vous voudrez, aidez-nous, aidez-nous, j'ai peur, oh non faites
que ce soit un rêve faites que je rêve je veux me réveiller,
pourquoi je ne me réveille pas, pourquoi, d'habitude je me réveille
toujours à ce moment-là Duo, Duo, réveille-moi, réveille-moi!
Réveille-toi!!!! REVEILLE-TOI!!!!! DUUOOOOO!!!!!!!!!
Treize en pleure ouvertement. Des enfants, ce sont des enfants. Jamais il n'a
voulu ça. Il se demande à ce moment si le sacrifice nécessaire
pour créer son futur n'est pas trop grand finalement. Zechs baisse la
tête. Il voudrait mettre les mains sur ses oreilles, mais il sait qu'il
entendrait quand même. Et il sent qu'il doit
entendre. En témoignage
de sa peine peut-être. Pour ne pas paraître la nier.
-DUOOO!! Duo
Duo, mon Duo, réveille-toi, réveille-toi, suki
da, aishiteru, zutto, honto ni!! Onegai!! Réveille-toi! ne me laisse
pas, ne me laisse pas! Je te jure mon Duo c'est vrai, j'avais menti, suki da!
Onegai, réveille-toi
ne me
laisse pas
Il se balance frénétiquement d'avant en arrière, le corps
dans ses bras, hystérique, alternant ses cris et ses suppliques pleines
d'une tendresse brisée entre leur langue et son japonais d'origine. Même
les soldats qui le tenaient en joue baissent leur arme et regardent ailleurs,
des grimaces gênées au visage.
Puis petit à petit un calme glacé descend sur lui.
Duo n'est plus là. Il est mort.
Il est mort.
Sa main se crispe sur le revolver qu'il a laissé tomber à ses
côtés, il ne se rappelle pas quand. Les soldats le mettent en joue;
mais Treize les arrête d'un geste, le visage crispé et tordu de
douleur, essayant désespérément de ne pas éclater
en sanglots indignes d'un général de vingt-quatre ans.
Des soldats ennemis, leurs armes braquées sur lui; des débris
fumants d'un mobile suit qu'il connaissait aussi bien que le sien; un homme
debout, un autre accroupi tout près de lui, ennemis aussi. Quelle importance.
Tout ça perd son sens. Heero fait le tour de son entourage d'un regard
sans âge, plein de larmes, avant de retourner contempler le visage du
garçon qu'il aime. Qu'il aimait.
Qu'il AIME. Sa mort
ça ne change rien.
Il a l'air si calme; trop calme. Si pâle.
Si beau. Serein presque
-Attends-moi
Zechs a détourné vivement la tête, yeux hermétiquement
clos. Il a déjà vu la mort de près; mais rien ne l'oblige
à aimer ça. Il les rouvre sur sa main posée au sol. Une
flaque grandit là, qui tache son gant blanc de rouge sombre.
La détonation roule longtemps sous son crâne. Distraitement, il
se demande si un jour, il réussira à ne plus l'entendre.
-Soldats
murmure Treize en désignant les deux jeunes gens.
Sans rien dire, ses hommes commencent à enterrer les deux jeunes pilotes
côte à côte, toujours enlacés.
Treize ne dit rien. Un discours n'est pas demandé ici. Lentement, il
se penche en avant, dépose la rose qu'il tenait sur la terre retournée.
Une offrande de bien peu de prix. Un symbole peut-être.