Notes:
-Askeriaaaaan!!! Où es-tu encore passé? envoya télépathiquement Delizia, la jument alezane qui était la favorite de l'étalon du clan de Sigrath. Askeriaaaan!!!! Soleiiiil!!
Elle était sur le pâturage avec ses amies, des juments de son âge qui se connaissaient depuis qu'elles étaient yearlings et même avant, et elle était si prise par sa discussion qu'elle n'avait pas remarqué que son jeune poulain s'éclipsait discrètement pour se faufiler elle ne savait où. Depuis qu'il avait atteint l'âge de se transformer, il y avait quelques mois, il ne cessait de courir partout. Malheureusement pour sa pauvre mère, il avait hérité de la transformation humaine de son père en plus de la forme de Griffon qui était la sienne, et passait son temps à voleter et à escalader de droite et de gauche. Evidemment, une licorne sous sa forme naturelle ne pouvait l'imiter et la plupart répugnaient à se servir de leurs autres formes sans nécessité. Il était donc sans aucune surveillance quand il réussissait à grimper par-dessus les rochers et les falaises qui bordaient de trois côtés le pâturage d'été.
-Cet enfant est intenable, soupira-t-elle en se retournant vers ses amies, agacée de sa disparition. La dernière fois, il a fallu que je prenne forme de griffon pour aller le chercher. Figurez-vous qu'il avait trouvé le moyen d'escalader un mur à pic, comme un singe...
-Bah, de toute façon, les humains et les singes... babilla une amie.
-Oui, bon, il avait grimpé, et il n'arrivait plus à redescendre, c'était trop haut et il n'osait pas se retourner pour voir où il pourrait poser le pied. Ce poulain me rendra folle... Il ne sait pas rester en place.
-Ne trouves-tu pas qu'il passe beaucoup trop de temps dans une autre forme? Surtout l'humaine... Quel besoin en a-t-il? Il arrive à se servir de ce corps presque comme un enfant métahumain ordinaire... L'autre jour je l'ai vu en train de ramasser une pierre et de la jeter! Et il a même touché ce qu'il visait! Comment il a pu apprendre ce niveau de coordination sans personne pour lui montrer, je ne sais pas, peut-être l'esprit humain déteint-il sur lui... Oh, pardon Delizia, je ne voulais pas dire que tu l'élevais mal, mais...
-Ne t'excuse pas, il est réellement intenable... Je ne sais pas ce que j'ai fait de travers dans son éducation, peut-être qu'il est né comme ça, tête brûlée et incontrôlable... Enfin...
-Pff, souffla Askerian, à plat ventre sous forme humaine en haut de la petite muraille qui surplombait le bout de pâturage où paissait sa mère. Vieilles cornes!
Il se traîna sur les coudes à reculons, puis dès qu'il fut hors de vue se releva et partit en courant à travers les rochers, sautant comme un cabri entre les pierres et jouant à rebondir pour partir en galopant sur deux jambes. C'était beaucoup plus facile que ça n'en avait l'air, en fait, de marcher sur deux pattes. Il suffisait de faire confiance au sens de l'équilibre naturel de ce corps... Son corps humain était bien plus pratique pour courir dans la rocaille que son corps de poulain, se dit-il encore une fois, amusé de la découverte. Le poulain ne pouvait pas passer quand le sol était trop irrégulier, il lui fallait un sentier, et il pouvait se briser une cheville dans un trou plus facilement. Un humain était plus souple et pouvait même, si le chemin était bloqué, grimper carrément par-dessus l'obstacle. Ca avait été une découverte palpitante pour lui.
Et puis, un humain avait des mains...
Bon, ses sens étaient beaucoup moins bons, mais toujours suffisants.
Son corps de griffon, c'était une autre histoire. A son âge, les petits griffoneaux ne volaient pas encore vraiment, se contentant de planer sur quelques mètres par manque d'envergure. Et ils avaient des parents qui leur apprenaient à voler. Il évitait donc de prendre ce corps pour explorer, seulement pour s'y familiariser quelque temps. Mais il devait admettre qu'il avait hâte de savoir voler...
S'ennuyant déjà, Askerian décida de se rendre jusqu'à sa cachette secrète. C'était une toute petite grotte, dissimulée dans une ravine, où il entrait tout juste sous forme humaine tant elle était minuscule. Il y cachait tous ses trésors, tout ce qu'il avait trouvé d'insolite pendant ses explorations et qu'il ne voulait pas ramener vers le troupeau, où ce serait exposé à la curiosité un peu hautaine de sa mère ou celle carrément méprisante des autres poulains. Ils étaient tous plus vieux que lui et ne jouaient jamais avec lui que quand ils avaient un mauvais tour à tester. Et sa mère qui le croyait non sociable... C'étaient les autres qui aimaient l'ennuyer. Il y avait bien d'autres poulains que ceux-là, mais ils ne quittaient pas encore leur mère.
Il souleva avec effort la grosse pierre plate qui bouchait son trou-coffre-fort. A l'intérieur, à l'abri de la pluie, il y avait un bâton qui avait poussé en forme de torsade, un galet plat avec un trou au milieu, un cristal de roche presque transparent, un éclat de silex noir fin comme une herbe, une douzaine de plumes différentes, une longue plume gris perle de pigeon ramier, un duvet bleu irisé de canard, une noire bleutée de corbeau, une plume dorée de crête de griffon, et sa préférée, une rémige d'ange de la longueur de une fois sa main et demie; une vieille sacoche en cuir usé, à la lanière cassée, et enfin, son trésor, trouvé en même temps que la sacoche et la plume d'ange dans les reliques d'un campement abandonné depuis quelques jours, un long objet en métal, grand comme son avant-bras.
Pour les licornes, le métal était très précieux. La métallurgie était un art d'elfes, ou de démons à la rigueur, pas un art d'équidés. Tout ce qui était fait de métal était très prisé dans le troupeau. Les seules juments qui possédaient des bijoux, colliers ou bracelets, ou frontal, étaient les favorites de leur étalon. Et encore, seulement celles qui étaient très aimées. C'était d'ailleurs comme ça qu'on mesurait l'importance d'une jument: à son nombre et à la richesse de ses parures. Sa mère en avait, et beaucoup...
Mais ça, ce n'était pas un bijou; c'était une arme. Du moins, il inclinait à le penser.
La chose semblait faite de deux parties différentes, pas tout à fait de la même couleur. Et on aurait dit que les deux parties, la plate et la cylindrique, ne joignaient pas... Il tira un peu sur la partie cylindrique, et s'affola, croyant l'avoir cassé, quand elle lui resta dans la main.
Mais cette partie ronde se continuait en plat, dans l'autre. Askerian comprit finalement que c'était fait exprès: la partie plus terne n'était là que pour protéger l'intérieur et l'empêcher de s'user. Le rebord était d'une finesse et d'un brillant étonnants...
Askerian passa prudemment le doigt sur le tranchant de la lame et lâcha le couteau d'un sursaut quand il vit le sang perler à son entaille.
-Aïe!!! Il m'a mordu...!
Il suçota son doigt en considérant l'arme d'un œil suspicieux, puis finit par se dire que celle-ci ne lui avait rien fait quand il avait pris la partie ronde. Il l'attrapa donc par là et la souleva prudemment, admirant la manière dont le soleil scintillait sur le fil, puis se mit à rire, ravi de sa découverte. Il passa une bonne demi-heure à faire des essais avec tout ce qui lui tomba sous la main, et découvrit plusieurs choses, entre autres, que la chose ne mordait qu'avec la partie plate, et seulement du côté aiguisé, et que plus ce qu'on voulait trancher était dur, plus il fallait appuyer. Pour une feuille, la laisser tomber sur la lame suffisait, pour une branche, il fallait quand même appuyer un peu, et pour un caillou, eh bien, ça ne marchait pas. Askerian laissa donc tomber les cailloux et leur manque de coopération, ne désirant pas abîmer son jouet en forçant trop. Il réfléchit intensément pour deviner ce que pouvait bien être la chose, ne connaissant pas grand-chose de la manufacture des métahumains...
-Ca y est, j'ai trouvé!!! C'est une épée, comme celles des grands guerriers dont me parle grand-mère!
Une bonne moitié de l'après midi de passa à jouer qu'il était un valeureux guerrier, comme Killian des Astaroth, pourfendant ses ennemis (en l'occurrence non pas des orques, des démons et des léonides, mais des branches et de l'herbe), et parcourant l'infinie étendue des terres inexplorées à la recherche de trésors, campant à la belle étoile, sa sacoche sur l'épaule qu'il bourrait d'herbe pour figurer la nourriture.
Mais l'envie de s'amuser lui passa au bout d'un moment. Killian le Sans Pitié avait des compagnons, lui, Aras des Glaces par exemple, ou sa fidèle compagne Ashriel... Mais lui... Ca aurait été tellement mieux s'il n'avait pas été absolument seul, mais la seule pouliche de son âge avait été enlevée par un tigre à dents de sabre quelques mois auparavant.
Il se laissa tomber à genoux, soudain au bord des larmes.
-Pourquoi je suis tout seul? Je veux quelqu'un pour jouer... gémit-il, appelant de toutes ses forces un compagnon, peu importe lequel.
En entendant un petit piaulement au dessus de sa tête, il se releva vivement, stupéfait: il n'avait senti aucune présence vivante...
Une espèce de petit dragon gris métallique, sans ailes, volait à toute allure en cercles autour de sa tête, formant des arabesques, des huit et des ellipses, enchaînant les mouvements si vite qu'il avait de la peine à le suivre du regard et ne voyait parfois rien d'autre qu'une traînée argentée.
-Eh, mais ralentis, un peu!
A sa grande surprise, le petit dragon obéit. Askerian leva lentement une main en l'air, priant pour ne pas effaroucher la minuscule créature, pas plus longue que son bras et fine comme un serpent qui se tortillait sans arrêt au-dessus de lui. Mais la petite bête n'eut pas peur. Elle vint tourner autour de sa main, comme si elle le défiait de l'attraper. Il releva le défi et essaya de la saisir au vol, mais elle accéléra brutalement et lui passa entièrement entre les doigts avant qu'il eut fini de refermer la main.
Il retomba à genoux, alarmé à l'idée qu'il lui avait fait peur, mais un piaillement le fit se retourner. Le petit dragon lui passa sous le bras pour repasser dans son dos. Il n'eut pas le temps de se tourner qu'il était revenu face à lui en passant entre ses jambes.
-PIIIII! piailla la bestiole.
Le poulain éclata de rire.
Cela faisait bien trois heures qu'Askerian jouait avec la petite bête, d'abord essayant de l'attraper, puis lui faisant faire des trucs divers, comme passer dans des cerceaux de branches sans les toucher ou lui ramener des choses qu'il lui lançait, quand il s'aperçut que la nuit tombait et qu'il devait rentrer. Il dit tristement adieu au petit dragon, essaya vainement de lui faire promettre qu'il reviendrait le lendemain, n'obtenant que des 'pii' pour réponse, et se rappela de son couteau. Il le chercha longtemps dans les hautes herbes, mais ne le retrouva pas. Pourtant, il était sûr que quand la surprise l'avait fait le lâcher, il était ici... Il se sentit très triste d'avoir perdu son trésor, mais le feulement d'un tigre au loin lui fit vivement passer l'envie de rester plus longtemps pour le chercher. Bah, après tout, le couteau n'allait pas s'envoler, il serait encore là demain...
Il eut beau essayer de chasser le petit dragon, celui-ci continuait à voler autour de lui tout le long du chemin. Askerian était de plus en plus inquiet à l'idée des ennuis que les poulains pourraient faire à son ami tout neuf et des questions qui risquerait de lui poser l'étalon sur cette créature inconnue et non répertoriée. Il avait une peur panique de l'étalon, même si celui-ci était son père et que sa mère était sa favorite. Il était si grand, si fort... Et pas seulement au physique, en magie aussi, Giyar était extrêmement puissant. Et si sérieux, si intelligent, si ...dominant...
Le dragon de poche 'piiiya' encore une fois, son cri sonnant inquiet devant le tour qu'avaient pris les pensées du poulain. Askerian le tranquillisa tant bien que mal, ne sachant pas ce que la petite bête comprenait réellement, et essaya de le convaincre à nouveau de partir. Mais ça, le dragon ne semblait pas comprendre. Il était encore à essayer de lui faire peur pour qu'il cesse de tourner autour de sa tête quand il passa le tournant qui débouchait sur le pâturage.
Il cessa le moindre mouvement en entendant le feulement horriblement proche d'un fauve en chasse.
Le troupeau, regroupé à moins de trente mètres, avait formé le cercle défensif, poulains à l'intérieur, juments et étalons subalternes à l'extérieur, corne en avant pour décourager toute attaque de la meute de tigres à dents de sabre qui les assiégeaient.
Askerian pouvait en compter un pour chaque doigt de ses deux mains, et deux ou trois en plus au moins. Il ne pouvait pas rejoindre le troupeau, constata-t-il avec horreur, deux tigres lui barraient le chemin...
-Maman... gémit-il à voix basse, malgré lui.
Un des tigres tourna la tête vers lui et s'avança lentement en poussant un grognement bas et rauque. Askerian ne bougea pas, même quand le tigre fut à moins de deux mètres. Ils se regardèrent dans le blanc des yeux pendant ce qui lui parut une éternité avant que le félin, agacé, ne décide de lui bondir dessus. Askerian, terrorisé, tenta par réflexe de reculer, mais son pied se prit dans une racine et il tomba sur les fesses, hurlant comme le fauve lui sautait dessus.
En plein bond, le tigre poussa un cri étrange, étranglé, presque un gargouillement. Et s'effondra comme une masse sur les jambes du poulain, l'écrasant sous son poids.
Askerian le repoussa à grands coups de pied affolés, se tortillant pour s'extraire de sous la masse énorme qui l'emprisonnait. En plein milieu de l'échine, le tigre avait un large trou aux bords déchiquetés qui répandait un flot de sang. Et le même en plus petit dans la poitrine, mais avec les déchirures vers l'intérieur. Le poulain se releva lentement, tremblant, sans quitter la blessure des yeux.
-Pii?
Les écailles scintillant sous les derniers rayons du soleil couchant semblaient une rivière d'argent fondu tandis que le petit dragon traçait des arabesques autour du poulain, mais il aperçut quand même en un éclair les traînées rouges qui maculaient les flancs de l'animal.
- C'est toi qui...? Merci...
Il jeta un regard vers le cercle. On l'avait aperçu, à présent, et de nombreuses têtes se tournaient vers lui... Dont celle de sa mère. Elle l'agaçait tellement des fois, mais il ressentait le besoin fou de se précipiter dans ses jambes pour y trouver la protection dont il avait besoin.
-SOLEIL!! hurla Delizia en essayant de se précipiter vers lui.
Elle fut bloquée par ses amies, cependant, et s'immobilisa finalement, ses yeux pleins d'horreur fixés sur lui.
Alerté par le cri de sa favorite, l'étalon se tourna lentement dans sa direction, et sans quitter les tigres du coin de l'œil, lui lança ses ordres.
-Askerian, tu vas marcher vers nous très lentement, d'accord? ordonna-t-il d'une voix impérative et sans incertitude, mais cependant assez calme pour que le poulain cesse de paniquer. Ne fais aucun mouvement brusque ou ils te sauteront dessus. Essaye de ne pas leur montrer que tu as peur.
Le poulain hocha la tête et essaya bravement de suivre son conseil. Quand on était assez bête pour se faire remarquer de l'étalon, on n'avait jamais intérêt à aggraver son cas en lui désobéissant par-dessus le marché...
Il était encore à une quinzaine de mètres du troupeau quand un autre tigre lui barra la route. Ces animaux n'étaient pas tout à fait idiots, et le fauve avait vu ce qui était arrivé à son compagnon quand il avait attaqué le petit deux-pattes. Il était tiraillé entre sa faim et sa méfiance, et hésitait à bondir.
Les licornes eurent un soupir horrifié. C'était fini, le petit allait se faire dévorer sous leurs yeux dans quelques secondes...
Askerian commençait à être fatigué. Il n'était qu'un enfant, il voulait sa maman, et le méchant tigre l'empêchait de la rejoindre... Il ramassa une branche à terre et en cingla violemment le museau du félin, aller-retour.
-Va-t-en!!! hurla-t-il, à bout de nerfs. Méchante bête!!! Laisse-moi passer!!
Le tigre, surpris, recula de quelques pas en feulant de colère et d'indécision, puis la colère l'emporta et il lança une patte bardée de griffes vers le poulain.
Il fut quelque peu déséquilibré quand sa patte tomba à terre, tranchée net, et regarda fixement son moignon pendant quelques secondes avant de se mettre à rugir de douleur, se vidant à grands jets de son sang. Askerian le contourna tranquillement sans cesser de le surveiller du coin de l'œil. Il parcourut encore trois mètres avant d'entendre sa mère hurler... Il se retourna pour découvrir trois tigres fonçant sur lui.
Il hurla de peur et tendit instinctivement les mains en avant, en un dérisoire réflexe de protection contre les fauves.
Le premier eut les deux pattes de devant tranchées net, le deuxième fut purement et simplement découpé en tranches, le troisième... Il s'arrêta un moment de trop, figé par la surprise: l'étalon, le voyant à sa porté, chargea et l'embrocha d'un seul mouvement, puis l'envoya voler au loin d'un coup de tête. Askerian se réfugia entre ses pattes tandis qu'il reculait lentement vers la sécurité du troupeau, puis se précipita entre les pattes des juments pour rejoindre sa mère et se serra contre son ventre, l'enlaçant aussi loin que ses petits bras pouvaient aller.
L'étalon, à présent sûr que toutes ses ouailles étaient en sécurité, fit ce qu'il s'apprêtait à faire à son arrivée. Tandis que les adultes se mettaient à réciter ensemble, il envoya une vague de pouvoir dans le sol et déclencha un tremblement de terre en vagues autour du cercle. Les tigres perdirent l'équilibre, ce qui explique que la plupart ne se trouvaient pas en bonne position pour esquiver les lances de pierre qui jaillissaient du sol en cercles concentriques à l'incantation du troupeau. La moitié de ceux qui restaient furent embrochés. Les tigres restants, découragés par cette hécatombe inattendue, s'enfuirent en miaulant piteusement.
Quand le dernier tigre embroché eut cessé de tressauter, Giyar flaira l'air pendant un long moment, puis, décidant qu'ils étaient maintenant hors de danger, ordonna aux étalons subalternes de relâcher le pouvoir. Les lances de pierre se brisèrent en petits morceaux, laissant choir les corps. Les étalons vérifièrent encore une fois qu'ils étaient tous bien morts, piétinant allègrement ceux qui avaient l'air de jouer la comédie, puis s'éloignèrent lentement du troupeau principal. L'alerte étant passée, ils n'avaient plus le droit d'être aussi proches du reste du troupeau et le regard noir de l'étalon dominant le leur rappela vite.
Le cercle se défit, se dirigeant en hâte vers une autre pâture qui ne serait pas tâchée de sang.
Une fois le calme revenu dans le troupeau et les juments groupées en petits cercles, Delizia poussa du nez son poulain, qui fixait l'air devant lui d'un air abasourdi et choqué. Il ne réagit pas, sauf par un long frisson.
L'étalon, ayant fini de s'assurer de la sécurité et de la santé de tous, prit forme humaine et s'avança vers la mère et son fils.
-Askerian... appela l'adulte d'une voix grave et rocailleuse qui donna des frissons à l'enfant.
-Oui! répondit le petit garçon en se tournant en sursaut vers lui.
-Giyar, le pauvre petit a déjà eu assez peur comme ça, intervint Delizia en rabattant une oreille en arrière.
L'étalon lui décocha un regard féroce, et elle se tut, surprise. Elle avait une relation privilégiée avec lui et n'était que rarement sujette à toute la force de son autorité. Elle avait perdu l'habitude d'être rappelée à l'ordre. Elle recula d'un pas, baissant la tête pour indiquer qu'elle n'interférerait plus.
Askerian lui jeta un regard affolé et ne se retint que de justesse de se précipiter dans ses jambes pour se cacher de l'étalon. Se rendant compte qu'il serait bientôt trop terrorisé pour parler, Giyar adoucit un peu son expression, mais il était trop ennuyé et trop perplexe pour l'adoucir de beaucoup.
-Comment as-tu fait pour tuer ces tigres? Tu es encore bien jeune pour un pouvoir de cette sorte, et je n'ai pas senti la magie de la Terre...
- C'était pas moi, c'était le petit dragon... répondit humblement le poulain, regardant ses pieds. Il allait très vite, il les a coupés...
-Quel petit dragon? demanda Giyar, se demandant si la peur n'avait pas affecté le cerveau de son fils.
-Bah, celui-là... répondit le jeune garçon en tendant le bras en l'air.
Le petit dragon ralentit au maximum comme Askerian le désirait et se mit à tracer des arabesques autour de son avant-bras.
-Un élémentaire du métal... souffla l'une des vieilles juments qui observaient, ébahie.
L'étalon fronça un sourcil intrigué et lui demanda de s'expliquer.
-Un élémentaire, tu connais ça, Giyar, ce sont les esprits que nous invoquons, pour fabriquer nos tissus et nos vêtements. Il faut un talent spécial pour bien les manipuler et leur faire tisser exactement les vêtements qu'on désire... Ceux-là, ce sont les élémentaires des Végétaux tel le lin, dépendants du Bois.
Giyar fronça les sourcils, trouvant que l'explication traînait en longueur.
-Le Métal fait lui aussi partie de la magie de la Terre. Mais les élémentaires du métal sont bien plus durs à invoquer et à dominer si on n'a pas le don. Les licornes capables de faire appel au Métal naturellement sont rares... Il faut une volonté bien plus grande pour le faire correctement à un mage de Terre ordinaire. Comme l'Arbre est plus dur à maîtriser que la Plante et la Terre plus dure que la Plante, le Métal est incroyablement plus malaisé à faire collaborer. Et c'est un don qui se perd. Il y en avait plus autrefois. Mon premier Etalon en était un ...
-Mais pour créer un vêtement, on a besoin de connaître la plante, de la toucher, la coupa Giyar, pas d'humeur à recevoir une leçon d'histoire de magie comme un poulain. Où ce gosse a-t-il trouvé un bout de métal? Sa mère ne l'a pas vu de toute la journée. Il n'a pas pu se servir d'un de ses bijoux!
-Surtout que celui-ci ressemble fort à un élémentaire de l'Acier, un Hagane. On ne fait pas de bijoux avec l'acier, pour ce que j'en sais...
-Où as-tu trouvé un morceau de ce métal, Askerian? demanda l'étalon, reportant son attention sur le poulain.
Il n'était pas spécialement menaçant, mais depuis toujours il flanquait la frousse à Askerian, et il ne put parler tout de suite, plus effrayé par son père que par les tigres.
-Euh... Je... J'ai trouvé un truc qui coupe dans un campement abandonné...
-Un couteau?
-Euh, je sais pas le nom...
-Fais-le voir, suggéra l'ancienne.
-Mais comment? Il est pas ici, et puis je l'ai perdu cet après-midi, je sais pas où il est...
-Mais si, petit! rit la vieille en désignant de la corne le petit dragon. C'est ton couteau qui est devenu un Hagane!
-Fais-le redevenir objet, ordonna sèchement l'étalon. Cet Elémentaire est bien trop dangereux pour qu'on le laisse à un petit poulain même pas capable de savoir qu'il ne faut pas s'écarter du troupeau et qui met tout le monde en danger avec ses bêtises. Allez, détransforme-le!
-Mais je veux pas!! s'exclama Askerian, si inquiet à l'idée de perdre son ami tout neuf qu'il en oubliait d'avoir peur de son père. Je... S'il te plaît!! Je m'ennuie tout seul, je n'ai que lui comme ami, les autres ne m'aiment pas... Laisse-moi le garder, je t'en prie!! Il sera gentil, il ne coupera rien, je ne m'éloignerai plus jamais du troupeau...
Sa voix mourut au milieu de sa tirade passionnée, bloquée net par l'expression de l'étalon.
- J'ai dit: détransforme le. C'est mon dernier avertissement. Je suis l'Etalon dominant de ce clan et je ne permets à personne de discuter mes ordres, surtout pas à un poulain toujours dans les pattes de sa mère. Entends-tu?
-... Oui... réussit à répondre Askerian, la gorge nouée de larmes prêtes à se déverser.
Il tendit les mains et se concentra sur l'image du petit dragon redevenant couteau. Le petit Hagane s'immobilisa, pour la première fois depuis qu'Askerian l'avait 'rencontré'. Il reprit sa forme première dans un éclat de lumière froide et argentée, et tomba à terre aux pieds du garçon. Askerian le ramassa et le tendit à contrecœur à Giyar. Il le prit et se détourna sans dire un mot. Askerian le regarda quelques instants, totalement indifférent aux regards des autres licornes, puis il éclata en sanglots, et, se transformant en poulain, il se précipita dans les jambes de sa mère.
-Tu sais, mon petit soleil, lui dit doucement Delizia, il avait ses raisons de faire ça... Les élémentaires du métal sont très dangereux. Et ils obéissent plus aux désirs de leur maître qu'à leurs ordres, tu comprends? Ca veut dire qu'il aurait fait ce qu'au fond de toi tu voulais qu'il fasse, pas ce que tu lui disais de faire. Imagine que l'un des yearlings t'embête, il aurait pu lui faire la même chose qu'aux tigres sans que tu arrives à l'arrêter à temps... Sans doute qu'Il te rendra le couteau quand tu seras plus vieux...
-Mais je suis tout seul maintenant... Moi qui croyais avoir enfin un ami...
-Mon petit, réfléchis un peu... Il t'a repris le Hagane parce qu'il était dangereux, mais tous les élémentaires ne le sont pas... Tu pourrais sans peine invoquer un élémentaire du pommier qui est là, par exemple! Ca, il ne te l'a pas interdit! Ceux-ci aussi son amusants, et ils savent faire d'autres choses que ce que faisait celui que tu avais... Leur spécialité, c'est faire des pommes, c'est bien, non?
-Oh, maman, pleura le poulain, j'ai eu l'impression de le tuer quand il est redevenu un objet...!
-Mais non, bêta... rit-elle doucement. Il s'est endormi, c'est tout. Quand tu récupéreras ton couteau, il en resurgira de la même manière!
-Tu crois? renifla-t-il. Il est pas mort?
-Non, je te dis, il dort, c'est tout... invoques-en un autre...
Il hocha la tête à contrecœur et s'éloigna vers un petit buisson, faisant mine de jouer avec les feuilles.
-Ca ne sera pas pareil que mon petit dragon... murmura-t-il une fois qu'il fut seul. Non, ça ne sera pas mon petit dragon. Mon Hagane...